Qui est Charlie ? d’Emmanuel Todd

Qui est Charlie ? d’Emmanuel Todd

Sociologie d’une crise religieuse

Seuil 2015

Il a beaucoup été question de ce livre paru avant l’été et qui  a suscité de nombreux débats car il venait rompre l’apparent et beau consensus autour des manifestations du 11 janvier 2015 consécutives aux attentats contre, notamment, Charlie-Hebdo.

La présente fiche ne se veut pas  un résumé ou une synthèse de l’ouvrage, mais, selon mon habitude, ma lecture.

En réalité, plusieurs choses m’intéressent chez E Todd, même si, sans doute comme de nombreux lecteurs, je suis saisi d’admiration et de méfiance devant ce torrent d’arguments, qui vont tellement dans le même sens qu’on finit par devenir sceptique.

1° Son intérêt pour l’influence des facteurs religieux et des croyances.

Je fais partie de ceux qui pensent que la pensée précède la technique et que l’essentiel est d’abord ce à quoi les gens croient. Or que dit-il ?

 P 31 « Le basculement de la France dans l’incroyance généralisée et la liberté des mœurs pose des problèmes psychologiques et politique à la population en cours de transformation »

P33 «  Nous devons prendre la religion au sérieux, particulièrement lorsqu’elle disparaît »

P208 ( dans un paragraphe où il fustige  « la phobie du religieux » ) : «  Tout à fait indépendamment de la question indécidable de l’existence de Dieu et de la vraisemblance des conditions d’accès à la vie éternelle, l’existence d’un idéal combinant morale individuelle, projet collectif et beauté possible de l’avenir peut aider les hommes dans leur effort pour devenir autre chose que de fragiles animaux lâchés dans un monde dépourvu de sens ».

Cela me plaît.

Est-il fondé  pour autant parler de « la crise terminale du catholicisme » (p 30) alors même que (p 28) il décompose la France en 94% dont l’origine est chrétienne et 4,5 à 5% de musulmans et que  p 107, il distingue dans ce qui « caractérise la société française quatre éléments fondamentaux :

  1. L’incroyance généralisée
  2. L’hostilité à l’islam, religion d’un groupe dominé
  3. La montée de l’antisémitisme dans ce groupe dominé
  4. La relative indifférence du monde laïc dominant à la montée en puissance de cet antisémitisme ».

2° Son analyse  de la France, coupée en deux

IL faut partir de la page 37 « France catholique et France laïque : 1750-1960 ». Enfin, une lecture sur le temps  long, ça fait du bien. Je cite : « Il n’y a pas en effet une seule France catholique mais deux : une France catholique n°1 qui a abandonné l’Eglise dès le milieu du XVIIIè siècle, et une France catholique n°2 qui lui est restée fidèle jusque vers 1960 mais vient finalement de décrocher pour plonger à son tour dans l’incroyance. L’hexagone juxtapose donc aujourd’hui deux France déchristianisées, l’une ancienne, l’autre très récente. »

C’est autour de ces deux France que, reprenant les thèses et cartes de « Le Mystère Français » (avec Hervé Le Bras, Seuil, 2013),  qu’il bâtit en fait toute son analyse et sa lecture des manifestations du 11 janvier. Il y a une France centrale (le bassin parisien et la façade Méditerranéenne – qui remonte à la première coupure religieuse) et une France de la périphérie (Rhône –Alpes, Lorraine, grand ouest).

Delà il avait tiré dans ce précédent ouvrage le concept de « catholique zombie », c’est-à-dire mort-vivant, c’est-à-dire des gens qui ne sont plus croyants, qui sont venus du catholicisme et l’ont abandonné mais gardent en eux un fond culturel qui les  définit ( avec cette simplification outrancière bien dans son style, p 54 « le reflux de la religion a conduit à son remplacement par une idéologie, en l’occurrence la création d’une idole monétaire que l’on peut appeler à ce stade de l’analyse … euro ou veau d’or »)

Or, pour lui, ce reflux de la religion s’incarne dans un socialisme d’un genre nouveau ( qu’il appelle «  néo-républicanisme ») qui se caractérise par, (p 55 ) « la décentralisation, un regain européiste, une politique monétaire masochiste, une dénaturation de la politique et… une forme sournoise d’islamophobie et, probablement d’antisémitisme », tout ceci étant porté par (p 90) les classes moyennes, les personnes âgées, les catholiques zombies , et les cadres supérieurs ( p 69).

3° Le message de Charlie (c’est-à-dire des personnes qui ont manifesté le 11 janvier ) d’après E Todd

Et qu’est ce qu’on dit tous ces gens – là ?  Je le cite p 81 : » Je suis Charlie, je suis français, j’ai le droit et même le devoir de blasphémer, sur l’islam des autres autant que sur mon catholicisme » ou encore p 87 «   « des millions de français se sont précipités dans les rues pour définir comme besoin prioritaire de leur société le droit de cracher sur la religion des faibles ». Voilà ce que dit E Todd.

 Mais il faut aller au bout et sauter à la page 220 « Charlie a réussi, au terme d’une gigantesque partie de billard sociologique, à mettre en danger les Français juifs en maltraitant les Français musulmans », qui est complété en page 224/225 par ce bilan : « Les régions qui ont soutenu la monarchie, puis la droite conservatrice et enfin Vichy, sont aux commandes…. L’islam est bien le bouc émissaire d’une société qui ne sait plus quoi faire de son incroyance et qui ne sait plus si elle a foi en l’égalité ou en l’inégalité. De cette confusion a émergé le discours néo-républicain qui exige laïcité et unanimité »

 Autrement dit, pour sauver les juifs, aimons les musulmans, ce qu’il dit à sa façon page 236 «  Nous devons accorder à l’islam ce qui a été accordé au catholicisme à l’époque de la laïcité triomphante ». Et l’on comprend mieux alors l’insistance qu’il met à parler de la circoncision en Allemagne (paragraphe p 130 à 135) et sa quasi– haine déclarée d’une Allemagne dominatrice ( p 102, 135 et 226) et symbole d’un Euro dans lequel il voit le mal absolu.

Et d’ajouter (p 87) « Charlie, comme Maastricht, fonctionne sur deux modes, l’un conscient et positif, libéral et égalitaire, républicain, l’autre inconscient et négatif, autoritaire et inégalitaire, qui domine et exclut » . Autrement dit, il faut brûler l’Euro.

La difficulté de lire E Todd, c’est qu’il brasse mille données avec conviction, choisit des illustrations frappantes et déverse des conclusions brutales.  On a l’impression qu’il fonctionne par intuitions géniales qu’il veut absolument faire converger dans des conclusions qui, du coup, semblent forcées.

4° Enfin son verdict sur le double langage du PS

Dire qu’E Todd en veut au PS, à F Hollande, le catholique-zombie type (p 54 et s), à Manuel Valls (p 170 et S), c’est être charitable. Ce livre est une diatribe contre un gouvernement qui a promis de s’attaquer à la finance, de faire une réforme fiscal et d’avoir la jeunesse pour priorité et qui, en réalité, dixit E Todd, a favorisé les riches et les vieux. P 166 et s, il développe un paragraphe sur «  Le PS et l’inégalité », concluant que le PS est objectivement xénophobe quand le FN l’est subjectivement et que la gauche et l’extrême-gauche sont désormais liés par la valeur d’inégalité (p176)

5° Certaines de ces analyses

Sur le poids des vieux p 202 et s : « Nous vivons dans un monde idéologiquement dominé par l’âge »

Avec les conséquences terrifiantes qui en découlent pour la jeunesse (bas p 204). Et de citer le livre de François Héran  Le temps des immigrés, seuil 2007 selon lequel « l’augmentation massive du nombre des gens âgés [peut] être analysée comme une immigration imprévue et incontrôlée »(p 239)

L’analyse comparée des familles musulmanes et juives. P 212 et s : on lit une analyse très intéressante de la famille arabe « organisation patrilinéaire qui définit les hommes comme égaux contre les femmes. ». Et plus loin : « la famille communautaire endogame arabe, construite autour des principes de l’égalité et de la solidarité des frères, définit un universalisme restreints aux hommes ». Ce qui le conduit à dire que ( p 215) : L’islam, une fois dissous l’élément antiféministe de la culture arabe, est, en vertu de son égalitarisme, hautement compatible avec l’égalitarisme du Bassin parisien ou de la façade Méditerranéenne » et de conclure que p 216 que « la culture arabe et musulmane transformée pourrait bel et bien contribuer au rétablissement d’un véritable républicanisme en France ».

A l’inverse, dit-il p 219 « la famille juive insiste sur la proximité des frères et des  cousins, mais elle ne contient aucun principe d’égalité.

Les conséquences oubliées de la fin du communisme ( p122) : »cette immense machine culturelle faisait vivre, dans les deux tiers laïcs de la France, en milieu populaire, la foi dans le progrès, dans l’éducation, c’est-à-dire au fond le meilleur de la culture bourgeoise, sans oublier la confiance en l’universel et le refus de la xénophobie »

Les effets du marché selon Karl Polanyi. E Todd cite p 119 un passage du livre La grande Transformation (Gallimard 1983) de cet auteur dans lequel il dénonce (annonce) le fait que la domination des forces du marché  qui conduit à la marchandisation de la force de travail aboutira à la mort de l’être humain.

La structure sociale de la société française et l’importance des classes moyennes. . E Todd livre p 92 un encadré très dense sur ce sujet.

On en retient que la France comporte 32% de retraités (le poids des vieux) et 8% d’Élèves et étudiants 

La population active se décompose en :

  • Classes supérieures     1%
  • Milieux populaires    57% ( soit ouvriers et employés 50% + artisans et commerçants 5,5% et agriculteurs 1,5%)
  • Classes moyennes. 42% (où il distingue les classes moyennes supérieures [ cadres et professions intellectuelles supérieures] 17% et les classes moyennes inférieures [ professons intermédiaires]25%)

Or, indique-t-il p 228, les basculements révolutionnaires résultent toujours de mouvements d’opinion des classes moyennes. Tout l’enjeu idéologique actuel est de savoir qui contrôle les 25%  des classes moyennes inférieures. Pour E Todd, Charlie aura été un grand coup réussi de récupération idéologique par les classes dominantes (haut p 83)

La différence entre Lyon et Marseille ( p 76). « Marseille est la capitale du Sud-Est déchristianisée, de forte implantation communiste autrefois, frontiste aujourd’hui. Lyon est la capitale d’une région Rhône-alpes de tradition catholique. Ces deux villes incarnent les mutations urbaines, respectivement, de la laïcité ancienne et du catholicisme zombie. Leur opposition fait soupçonner une forte propension des populations de la périphérie catholique à manifester, et une réticence de celles des région de déchristianisation ancienne à se déplacer ».

En conclusion.

Emmanuel Todd a le don de poser des questions embarrassantes et de faire réfléchir.  Ici, à partir de ce constat simple, « le 11 janvier, une partie de la France n’est pas là »,  il aligne une série impressionnantes d’analyses qui lui permettent, comme à son habitude, d’aller à contre-courant des idées dominantes. Dans Le mystère français, j’ai été sensible à son analyse selon laquelle ce qui influençait vraiment l’évolution de la société, venait d’un fond anthropologique ancien, à savoir, la nature de la famille (nucléaire ou communautaire), la nature de l’habitat (fermé ou éclaté), la présence religieuse forte ou faible.  On ne peut qu’être intéressé par son propos, difficile toutefois à synthétiser et si « bouleversant ».

Ce que je n’ai pas bien perçu, c’est le lien très fort qu’il fait entre Charlie et l’Europe de l’Euro. Et si l’Euro n’existait pas, aurait-on envie de lui dire, que se passerait-il ? Ou, de façon plus constructive «  Que faire  pour transformer cette « Europe du veau d’or » en une Europe plus fraternelle ? »

Par ailleurs, en tant que Poissons Roses, je lui demanderais volontiers ce qu’il fait des « vrais croyants » de ceux qui ne sont pas encore zombies. Y a-t-il une place pour eux ? Ne les enterre-t-il pas trop vite ?

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Patrice Obert

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