Petite Poucette – de Michel Serres

Petite Poucette – de Michel Serres

Editions Le Pommier – 2012

Difficile de synthétiser Petite Poucette de Michel Serres. C’est un petit livre de 80 pages, autrement dit la quintessence de la réflexion d’un grand philosophe français, vivant depuis de nombreuses années aux Etats-Unis où il enseigne.  Livre écrit dans une langue toujours très poétique, très imaginée. Je me souviens de son introduction au livre «L‘œuf transparent »  de Jacques Testard. Il écrivait « parlons de l’homme, cet animal qui perd ». Cette phrase continue à me faire réfléchir.

Michel Serres parle de la jeunesse d’aujourd’hui, dont le pouce est, plus que jamais, l’outil majeur. L’entame vaut absolument la lecture. En 4 pages, il nous dit tout de cette jeunesse d’aujourd’hui, si éloignée de notre monde. C’est l’éternelle histoire du rat des champs et du rat des villes, saisie en quelques lignes qui nous découvrent d’un coup le gouffre entre eux et nous.

 En 4 autres pages, voilà qu’il nous dit d’eux et d’elles qu’ils vivent une autre histoire que nous, qu’ils ont une autre tête que nous, qu’ils n’habitent plus le même espace, qu’ils connaissent autrement, que leur langue a changé.

« Inventé par saint Paul au début de notre ère, l’individu vient de naître ces jours-ci » (p15).

Michel Serres, enseignant en université, consacre le chapitre IV au savoir, désormais transmis à tous. Notre époque se compare à celle qui vit la naissance de l’écriture, puis celle qui inventa l’imprimerie. Désormais « tout est à refaire, puisque tout reste à inventer » (p23).

D’où la seconde partie consacrée à « L’Ecole ». On lira avec intérêt la comparaison avec la façon dont Boucicaut inventa le Bon Marché (p43) en « bouleversant le classement raisonnable [des marchandises], en faisant des allées de la boutique un labyrinthe et de ses rayons un chaos ».

De la troisième partie consacrée à « La société », je retiens plusieurs points :

p 59 : une nouvelle démocratie, en formation, s’imposera. « la voix vote en permanence »

p65 : « le collectif…laisse la place au connectif, virtuel vraiment », ce qui entraine une présomption de compétence

p69 et suivantes : cette société est complexe et génère des « lois sophistiquées, dont la densité fait, en effet, décroître la liberté ». Seule solution : passer par le paradigme informatique. De là « l’avènement d’un cinquième pouvoir, celui des données, indépendant des quatre autres, législatif, exécutif, judiciaire et médiatique » (p71)

p75 et s : les philosophes s’appuyèrent sur les sciences et les lettres et formèrent des « abstractions déclaratives ».  Une pensée analytique permettait d’appréhender la médecine et le droit, et de concilier l’universel et le particulier.

Aujourd’hui réapparait une pensée algorithmique qui s’appuie sur des procédures et fonctionne avec des codes. « Nous vivons depuis peu dans la civilisation de l’accès »p 77)

« Puis-je reproduire mon double, accessible et publiable bien qu’indéfini et secret ? Il suffit de le coder… cet ego peut, en âme et conscience, doucement se confesser, mais aussi de glisser, en matière plastique dure dans la poche. Sujet, oui ; objet, oui ; double donc, encore… Double, compétent, incompétent…double comme un citoyen, public et privé » (p78-79)

Commentaire :

 La langue de Michel Serres facilite et complique. Elle facilite parce qu’elle parle en images dont certaines touchent le lecteur et qu’elle refuse le langage scientifique ou technocratique. Mais elle complique car  on a parfois du mal à suivre ses raccourcis. Or, ce que nous dit ce penseur, c’est que notre monde a changé, que la conception même de notre pensée a changé, que nous sommes entrés dans une civilisation de la procédure, où l’essentiel tient dans notre capacité d’accès à des données répertoriées dans des codes. Relisez la page 77 « j’existe, donc je suis un code ». Pour ceux de ma génération, nous ressentons bien intuitivement ce basculement, nous en ressentons les difficultés face à n’importe quel mode d’emploi, les dangers aussi.

 Michel Serres souligne (p61 et 62) les limites de nos appartenances « dont les livres d’histoire chantent la gloire sanglante ». Et de préférer ce  «virtuel immanent qui, comme l’Europe, ne demande la mort de personne. Nous ne voulons plus coaguler nos assemblées avec du sang. Le virtuel, au moins, évite de charnel-là. Ne plus construire un collectif sur le massacre d’un autre et le sien propre, voilà notre avenir de vie face à votre histoire de vos politiques de mort. Ainsi parlait Petite Poucette, vive ».

 Il faut y croire….

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Patrice Obert

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