Si le sport m’était conté

Si le sport m’était conté

Je m’appelle Bruno Lafraise. En général, l’énoncé de mon nom fait sourire, voire s’esclaffer. J’en ai souvent souffert à l’école. «  Lafraise ? » . « Oui M’sieu, comme la cerise ».  Ou bien, les copains m’interpellaient « Hé, tu la ramènes, ta fraise ! » . J’avais un pote qui s’appelait « Kuczeglloq », je ne sais pas d’où il sortait un nom pareil. « Vous pouvez m’épeler… ». Et Nicolas se lançait bravement d’une voix calme en détachant tranquillement chaque lettre : « K- U- C – Z – E- G 2 L O Q », ce qui, invariablement, déclenchait dans la salle de classe une hilarité accompagnée de bruissements d’ailes d’oiseaux, de piaillements, de hoquètements, au point que le maître, débordé, devait hausser la voix et nous rappeler au silence. Un autre se nommait Pocquot et ne manquait jamais de préciser « C devant le Q » quand il devait prononcer son nom.

Pour parachever le tableau, je dois compléter ma description en indiquant que je suis doté d’un gabarit assez commun. De petite taille, enfin, raisonnablement, le cou enfoncé dans les épaules, je me suis toujours senti complexé par mes camarades qui plastronnaient avec leur « un mètre quatre-vingt », voire « un mètre quatre-vingt-dix », et qui me regardaient de haut. Sans parler des filles qui ne me voyaient même pas.

Peut-être est-ce en raison de ce double handicap  – car, je vous assure, s’appeler Bruno Lafraise et mesurer à peine plus de 170 centimètres représentent une charge mentale certaine pour un jeune adolescent qui cherche à exister dans ce monde du paraître –  que j’ai développé des qualités afin de me faire reconnaître.  Petit, je cherchais à me faufiler partout, à courir à toute vitesse en démarrant sur les rotules, à sauter telle une puce, à me faire remarquer en prenant des airs de caporal ; je montais sur les tables en dressant le poing et je haranguais ma famille, mes sœurs et mes amis de discours à n’en plus finir.

Un copain lourdaud, fier de ses 125 kilos et de ses origines agenaises, me surprit un jour en me proposant de rejoindre son équipe de rugby. « Moi, au rugby ?  Mais vous allez tous m’aplatir comme une fraise ! » lui rétorquais-je dans un trait vif en m’esclaffant. « Nenni », fit-il en plaquant sa grosse patte sur mon épaule droite, « on a besoin d’un petit roublard comme toi pour mener notre paquet d’avants ». Et de m’expliquer en quelques mots que la famille du rugby comportait tous les gabarits, du petit gros trapu au grand costaud rapide, de l’ailier cinglant comme l’éclair au deuxième ligne sculpté comme une montagne, du centre percutant à l’arrière espiègle et bravache, sans compter la paire de demis, l’ouvreur stratège et doué du pied, le demi de mêlée, l’Astérix de l’équipe, filou, téméraire et un rien bravache. « Tu devras malgré tout   gonfler ces petits biceps » ajouta-t-il en pointant son index de maçon sur mon avant-bras maigrelet, « et nous prouver que tu sais t’en jeter un derrière le gosier » gloussa-t-il en mimant d’un geste sans équivoque le lancer de bibine !

C’est ainsi que je rejoignis le XV des Joyeux Joufflus, adorateurs – comme leur nom de baptême aurait dû me le signaler –  des Vénus callipyges, des pruneaux d’Agen, de la bonne chair et des beaux essais. Vite remarqué pour ma pointe de vitesse et ma façon de me faufiler dans les espaces des défenses adverses, je fus rapidement intronisé et renommé Pruno pour mon goût pour ce petit fruit goûteux et violet, de forte teneur en Sorbitol, comme chacun ne le sait pas, excepté les constipés et les cons tout court, légions dans ce sport de combat, viril et franc, où les joueurs n’hésitent pas à se rencontrer frontalement. Parmi nous, chacun arborait un surnom venu dont on ne savait trop d’où, Pitou et Cani, Pom’s et Baloo, Juju et Dédé, sans oublier les frères Tontons, qui s’appelaient dans la vraie vie Yves et Loïc, ni Jeannot, le grand Dudu ou encore  Mimil Autant  de bons convives qui ne laissaient pas leur place en troisième mi-temps, chantant, buvant et dansant en embrassant coéquipiers et partenaires du jour. Menant la charge, exhortant mes compagnons de jeu, virant à gauche et piquant à droite, roi de la passe effilée et de la Chistera, je trônais en Pruno, ravi d’aller planter ma fraise dans l’en-but des adversaires puis de lever mon armagnac à la gloire du rugby.

C’est ainsi que je me familiarisai avec Midi-Olympique, la bible des aficionados du rugby champagne, et que je découvris avec enthousiasme le panache des meilleures équipes de rugby du monde. Que de magnifiques joueurs ! Bien sûr les anciens bleus, les Blanco, Sella, Villepreux, Rives ! Mais aussi Garreth Edwards, Wilkinson, Kempeze et l’extraordinaire Jonah Lomou ! Et enfin, nos actuels tricolores, les N’Tamack,  Fickou, Penaud, Alldritt, Ollivon et surtout, celui que toute la presse anglosaxonne encensait, celui qui fut sacré « meilleur joueur du monde » en 2021, celui avait mené l’équipe de France au grand Chelem 2022, celui qui aurait dû lever en 2023 la Coupe du monde si O’Koffee n’avait pas arbitré avec un maillot des Sud-Africains sur le dos, celui qui me ressemblait tant par sa taille, son allure et la banalité de son nom, Antoine Dupont.

Demain, j’irai avec les Joyeux Joufflus au Stade de France. Nous aurons abandonné pour une fois l’écharpe bleu-blanc-rouge du XV de France pour celle du VII. Car Antoine Dupont a renoncé pour un an à l’équipe de France à 15 pour rallier celle du rugby à 7, ce rugby de feu, de folles courses, de vitesse et de magie, cette équipe qu’il va porter jusqu’à la médaille d’or olympique, chez nous, en France. Mes amis m’ont offert une surprise de taille. Après le match, après la victoire, nous pourrons rejoindre les Bleus dans leur vestiaire. Alors, je rejoindrai ma nouvelle idole, nous nous tiendrons par les épaules et la photographie de mes potes immortalisera ce moment inoubliable qui trônera désormais dans ma chambre : Antoine Dupont et Pruno Lafraise, deux anonymes au sommet du monde !

crédit photo Sud Ouest

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Patrice Obert

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