Transition agricole et alimentaire, la revanche des territoires – de Henri Rouillé d’Orfeuil

Transition agricole et alimentaire, la revanche des territoires – de Henri Rouillé d’Orfeuil

Ed. Charles Léopold Mayer- 2018

Rares sont les livres qui articulent avec intelligence le temps long de l’historien et de l’agronome, le temps conjoncturel de l’économiste et la réflexion sur le futur du citoyen engagé. C’est dire combien le livre d’Henri Rouillé d’Orfeuil est précieux. Le titre « transition agricole et alimentaire » est ambitieux. Mais le propos l’est encore davantage. Cette transition, aussi fondamentale soit-elle puisqu’elle touche des  milliards d’humains et concerne notre capacité à nous nourrir, prend place dans une mue de notre système économique global. Le sous-titre «  La revanche des territoires » donne la clé de cette réflexion fondamentale. HRO a en outre la grande qualité d’une écriture simple et compacte. Le lecteur pressé pourra lire l’introduction et la conclusion.  Il s’appauvrira à ne pas rentrer dans le corps du texte mais il aura compris l’essentiel. A quoi tient cet essentiel ?

L’essor de l’Occident, à partir du Moyen-Age puis de la Renaissance,  s’est accompagné de la montée progressive d’une économie « mondialisée», qui s’est élaborée à travers l’histoire des cités européennes puis s’est incarnée dans  l’empire anglais puis la domination américaine jusqu’à s’autonomiser dans l’économie financière que nous connaissons aujourd’hui, libérée de toutes les frontières et de toutes les contraintes territoriales.  Cette montée en puissance s’est faite au détriment des économies territorialisées.  Page 15 « Dans les analyses du système alimentaire revient toujours cette dualité, cette relation, ambigüe et souvent cannibale, entre deux économies alimentaires, l’une mondialisée, qui a conquis un sommet où elle peut échapper à la mainmise des pouvoirs territoriaux qui pourraient lui rappeler ses responsabilités fiscales, sociale, environnementale et culturelle, l’autre, ancrée dans les territoires, des territoires physiques, socialisés, gouvernés et aménagés, où naissent les solidarités sociales, où se gèrent les ressources naturelles, où se construisent les paysages et les terroirs, où s’expriment les cultures. L’alimentation est un bon sujet pour observer cette relation déséquilibrée ».  Et un peu plus loin « la mondialisation s’est construite contre les territoires ». Tout est dit.

 P 142 « La mondialisation, dite néolibérale, n’a pas tenu ses promesses et, aujourd’hui, elle a cessé d’être un tabou ».

Les deux premières parties nous expliquent le passé, en remontant  loin, en 1350, quand l’Europe perd 40 % de sa population sous l’impact des «trois fléaux de Dieu », la famine, l’épidémie et la guerre. Façon de nous prévenir indirectement que les régulations, si elles ne sont pas préparées et facilitées, se réalisent de toute façon, mais sous des formes dramatiques. S’appuyant sur les leçons de Fernand Braudel et son analyse du temps long, HRO nous raconte l’histoire du capitalisme puis cette période fondatrice où sont posées les bases de l’économie classique par les anglais (page 43), puis la mise en place de l’hégémonie américaine adossée au système de Brettons Woods. La deuxième partie analyse la crise des années 1974 (page 65 à 71)  qui subsiste encore et dont nous ne parvenons pas à sortir. Le moteur du capitalisme est la rémunération des capitaux et la maximisation du profit.  Mais il porte en lui trois contradictions dont il ne parvient pas à se défaire (p 68 et s) :  1° il a besoin de protection des ressources humaines et naturelles. Sans ces protections qui agissent comme des contre-pouvoirs, il détruit  le cadre de son expansion. 2° Il a besoin d’une régulation entre l’offre et la demande car sinon il s’emballe comme l’a montré la crise de 1929. 3° il a besoin de la protection des valeurs non marchandes.

Or, de nos jours, le capitalisme financier a fait voler en éclat ces protections qui le régulaient.  Page 73 « Cette question de l’absorption d’une part grandissante des économies territorialisés par une économie et une finance mondialisées, socialement et environnementalement irresponsables, sinon par des actions de caractère caritatif, est un élément-clé de la dynamique de l’économie contemporaine…. Les Territoires se trouvent alors appauvris de leurs meilleures ressources et privées des activités économiques les plus rentables, mais ils gardent à leur charge les différentes actions environnementales et sociales nécessaire à la pérennité des territoires et des communautés qui y vivent. »

Par d’autres biais, cette analyse rejoint un diagnostic de plus en plus fréquent et qui a donné naissance au développement de la Responsabilité Sociale  de l’Entreprise jusqu’à  s’immiscer dans la future loi Pacte et son projet de modification de l’objet social de l’entreprise elle-même.

 Ce qui est intéressant ici, c’est que HRO propose des solutions  enracinées dans son expérience d’ingénieur agronome qui parcourt le monde depuis des décennies. « Le système alimentaire mondial, (p 161) c’est 50% du travail humain, dont 40% pour la seule agriculture, et l’essentiel des revenus des catégories les plus pauvres de l’humanité. C’est l’exploitation et la gestion de la plupart des ressources naturelles : 30% des émissions de gaz à effet de serre (oxyde de carbone, méthane, oxyde d’azote), 75% de la consommation des eaux douces… ». Ces solutions, il les présente en page 129 et suivantes. Elles se déclinent pour le système alimentaire mais sont valables pour l’ensemble du champ économique. Quelles sont-elles ? (cf partie III)

  • Une relance des économies territorialisées et un processus d’ancrage territorial des acteurs économiques mondialisés
  • La marche vers un nouvel équilibre entre les deux économies, mondialisée et territorialisée, dont les capacités, compétitives sur les marchés et contributives en terme d’intérêt général, sont différentes et nécessitent pour coexister une régulation volontaire de caractère politique
  • Une lutte contre les mauvaises externalités environnementales, sociales et culturelles des systèmes de production des entreprises des deux économies et des systèmes de consommation des consommateurs

Cela demandera du temps et de la volonté. Ce n’est donc pas gagné, mais c’est la seule voie.

Cela passe notamment  par des obligations fiscales liées à la déclaration des bénéfices «  pays par pays » et la mise en place de « diligence raisonnable », par l’utilisation des technologies digitales pour adapter les échelles de production, par la production/consommation locale. Cela conduit à repenser (p 153 et s) nos différents niveaux de gouvernance  en sortant du primat libre-échangiste et mondialiste :  gouvernance  locale, régionale, nationale, supranationale. La partie IV est l’illustration des mesures à prendre dans le domaine agricole et alimentaire.

Dans sa conclusion HRO livre son message. Il ne s’agit pas de pourfendre la mondialisation et ses acteurs. Il faut que ces derniers acceptent  d’assumer leurs responsabilités fiscales, sociales, environnementales  ET qu’ils acceptent de partager équitablement l’espace économique. Sinon, nous irons tous dans le mur. Autrement dit notre grande tâche est (p232) de « de réintégrer la mondialisation dans le monde réel, de lui trouver une place dans un système global, de devenir un sous-système parmi d’autres sous-systèmes ». Cela nécessite subsidiarité, régulation, valorisation de la proximité. Plus les territoires seront dynamiques, mieux l’économie-monde et l’humanité se porteront. La tâche est immense, mais elle est dessinée. Beau challenge pour notre génération et celles de nos enfants.

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Patrice Obert