Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne : Anatomie d’une imposture – Les Liens qui Libèrent – 2025

Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne : Anatomie d’une imposture – Les Liens qui Libèrent – 2025

 Il faut toujours lire attentivement un livre pour en découvrir le vrai sujet. Ici, emporté par le titre un brin provocateur, le lecteur est enclin à croire qu’il va entrer dans une discussion de fond sur la nature de la civilisation occidentale. Mais, en réalité, le vrai sujet du livre est donné page 79. Le vrai titre aurait dû être «   De la singularité du juif 

Au lendemain du 7 octobre et de ses impacts multiples et dramatiques, Sophie Bessis, par ailleurs auteur notamment de L’Occident et les autres (la découverte, 2000) et de La double-impasse (Riveneuve, 2024), ( cf mes recensions de ces deux livres sur mon site[1]), franco-tunisienne, juive, non croyante, non sioniste, intellectuelle française, s’interroge en réalité sur ce qu’elle nomme « la continuation sous d’autres formes de la croyance absolue, partout, en l’exceptionnalité du juif » .

Singularité (pour reprendre un terme plus simple) nourrie en Europe d’un antijudaïsme chrétien qui aboutira à la Shoah et qui bascule après 1945 dans la naissance de cette expression effectivement paradoxale de « civilisation judéo-chrétienne » ;  singularité  qui fait aujourd’hui de l’Etat d’Israël l’image du judaïsme, alors même que moins de la moitié des Juifs du monde y résident, creusant une césure entre Juif et Israélien ; singularité qui s’était  adaptée durant des siècles à une sorte de cohabitation avec les musulmans, entre sémites partageant la même cuisine, les mêmes musiques  et la même structure de la langue,  et qui se transforme de nos jours en une haine partagée avec  les plus nationalistes des arabo-musulmans.

C’est dans cette approche que se développe l’analyse de ce que Sophie Bessis considère comme une imposture, l’émergence de ce concept judéo-chrétien. Elle explique fort bien que cette expression, que chacun utilise en croyant qu’elle vient de la nuit des temps, est née après la seconde Guerre mondiale. Remplaçant les références en cours à l’antiquité gréco-latine, l’expression a permis aux Occidentaux de gommer 2000 ans d’antisémitisme européen, tandis qu’ils se donnaient bonne conscience en favorisant l’installation des Juifs en Palestine afin de créer l’Etat d’Israël. Ce faisant, le juif s’est trouvé occidentalisé, en perdant le judaïsme oriental, et le musulman s’est retrouvé expulsé de la nouvelle matrice européenne.  Cette notion née en Europe s’est trouvée confortée, d’une part par les sionistes, qui se voient comme la pointe extrême de la culture européenne, d’autre part par les nationalistes arabes ravis de priver le monde arabe de sa part juive. Chaque camp y a donc trouvé une raison pratique.

 Mais cette notion fait des dégâts : L’Europe se voit mutilée dans l’expression de la diversité de ses sources et la part « arabo-musulmane » qui la constitue, gommée. Les Juifs, qui ne se vivent pas comme sionistes et ne se retrouvent pas dans la politique de l’Etat israélien, sont pris à contre-pied. Les arabo-musulmans ouverts à l’échange des cultures sont pris en otage par les plus radicaux d’entre  eux.

Dans L’Europe et ses défis – L’émergence d’une puissance continentale[2],  nous avons analysé, avec Gérard Vernier, le substrat de l’identité européenne, une civilisation qui cultive l’éponge et le voltmètre et qui met en tension une multiplicité d’héritages. La synthèse gréco-latine a été fécondée par les trois monothéismes, chacun à sa façon, le ciment chrétien, l’influence juive, la confrontation/échange avec le monde arabo-musulman, ceci aboutissant à la raison critique. Une analyse qui nous conduit à nous interroger sur le bien-fondé de la proposition de Gérard Haddad qui voit dans l’Europe, dans son livre A lOrigine de la violence[3] , une civilisation gréco-abrahamique. Cette expression, débouchant sur la raison critique, ouvre des perspectives très intéressantes.

On ne peut que saluer ce petit livre coup de poing et partager la tristesse de Sophie Bessis quand elle constate en conclusion que les identitaires de tous camps, au Nord comme au Sud, sont incapables de tisser les liens pour promouvoir la paix.


[1] https://patriceobert.fr/category/fiches-de-lecture/

[2] L’Europe et ses défis- L’émergence d’une puissance continentale, Harmattan, 2024

[3]  A l’origine de la violence, Gérard Haddad, Salvator, 2021

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Patrice Obert