Flammarion 2018
Christophe Guilluy s’est fait connaître par ses ouvrages antérieurs (Atlas des fractures françaises, 2000 ; Fractures françaises, 2010 ; la France périphérique, 2014 ; le crépuscule de la France d’en haut 2016).
La thèse du livre est à chercher dans le dernier chapitre de la première partie. C Guilluy définit page 77 la classe moyenne : « le sentiment d’appartenance à la classe moyenne ne repose pas seulement sur un seuil de revenus ou sur des catégories socio-professionnelles, mais d’abord sur le sentiment de porter des valeurs majoritaires et d’être partie prenante d’un mouvement économique, social, culturel initié par les classes dominantes… Parce que [les classes populaires, ouvriers et employés] portaient les valeurs de la société toute entière, ces catégories étaient de fait des référents culturels non seulement pour les classes dirigeantes, mais aussi pour les nouveaux arrivants, les catégories populaires immigrées ». Il dresse page 82 le diagnostic : « En détruisant économiquement et culturellement l’ancienne classe moyenne occidentale, et notamment son socle populaire, la classe dominante a créé les conditions de l’explosion des sociétés occidentales et de leur balkanisation ». Plus loin, il parlera de « décomposition » (p 92). Il parle aussi (p 100) de « sécession » des classes dominantes, concluant (p 128) « Deux mondes de plus en plus hermétiques socialement et culturellement ont émergé : ils ne font plus société ».
Autrement dit, en lançant dans les années 80 le grand mouvement de dérégulation et de mondialisation, les classes dirigeantes occidentales (le monde politique, médiatique, culturel et académique) a lancé (consciemment ou non, nous y reviendrons) un processus qui aboutit à déstabiliser l’ensemble des couches populaires qui formaient le socle des classes moyennes et à les reléguer dans les marges, dans une situation de précarité matérielle et de mépris. Les classes dirigeantes ont fait « sécession », s’isolant dans un univers mondialisé où elles ont leurs codes qu’elles continuent de vouloir imposer à l’ensemble de la société mais avec de plus en plus de mal.
Ce phénomène touche tous les pays industriels et donne les votes que l’on connaît ( Trump, Brexit, Italie, Scandinavie, etc..). Avec la ghettoïsation du monde d’en haut, l’émergence de la France périphérique et populaire a commencé ( p 24), marquée par deux insécurités, culturelle et sociale (p 27). Un nouveau clivage apparaît entre les gagnants de la mondialisation et les perdants de cette mondialisation. Les populations reléguées s’accroissent progressivement. Ainsi aux ouvriers, agriculteurs s’ajoutent les employés, des cols bleus, des petits cols blancs, des jeunes, des retraités, des ruraux, des urbains, bref, « l’addition de ces marges finit par former un tout : la société elle-même » p 35. Les prochaines victimes seront les retraités (p 69) et les fonctionnaires
Ce phénomène est spécifique à l’Occident car, dans les BRICS, il a produit de la classe moyenne. (p51)
C Guilluy le redit autrement page 157 « La fuite en avant des classes dominantes occidentales, inscrites dans un long processus d’abandon des classes populaires, débouche aujourd’hui sur une remise en question de l’Etat-providence et sur un abandon généralisé du bien commun. Elle est l’aboutissement de la diffusion d’une « culture de l’égoïsme », mais aussi du développement d’un profond mépris de classe ». Le bien commun n’étant plus un objectif, se développent les « revendications catégorielles, individuelles et /ou communautaires » (p 159). « Individualisme et grégarisme social pour le monde d’en haut, solidarités contraintes et communautarismes pour le monde d’en bas » p 160. Ce faisant, en se coupant des classes populaires, les classes dominantes perdent leur hégémonie.
C’est ce que développe la troisième partie qui traite du « soft power des classes populaires » qui se défendent en cherchant à préserver ce qui leur reste, leur capital social et culturel ( p 176). « Partout en Occident, le rêve des élites d’un monde hors-sol, d’individus détachés de leur territoire, de leur culture, de leur histoire et de leurs valeurs morales se brise contre un môle populaire » (p 186).
Face à cette situation, les classes périphériques font le gros dos et cherchent à échapper à la guerre en développant un nouveau mode de vie « un modèle aujourd’hui commun à l’ensemble des pays occidentaux : le vivre-ensemble séparé » (p 223). C Guilluy résume sa vision de la façon suivante (p 226) « Au vivre ensemble, à cette indistinction des cultures populaires proposée par un monde d’en haut qui pratique, lui, depuis des décennies, la sécession territoriale et le grégarisme, les classes populaires opposent un irrédentisme culturel… qui s’apparente à une gestion culturelle du quotidien…. cette gestion pragmatique des tensions identitaires est l’un des indicateurs du mouvement réel de la société, un mouvement qui vient contredire tous les plans de la classe dominante en replaçant les questions sociales et culturelles au cœur du débat ».
Commentaires personnels : il me semble qu’il y a dans cet ouvrage une analyse très juste et une vision manichéenne. La vision juste est celle d’une société qui éclate entre une partie qui adhère à la mondialisation et en tire bénéfice (elle réside effectivement plutôt dans les métropoles et les petites villes riches) et une autre partie, la France périphérique, qui subit cette mondialisation et se paupérise. Les écarts se creusent. C Guilluy constate une solidarité des couches dominantes dans le regard hautain qu’elles portent sur ces classes populaires qui sont reléguées. On note la façon dont il associe systématiquement le monde politique, médiatique et académique. Ce monde qui, bien souvent, donne la leçon. A cet égard le vote en faveur d’E Macron traduit bien ( p 106 à 108) l’alliance objective passée dans les grandes villes entre une bourgeoisie traditionnelle et une bourgeoisie bobo, cool.
La vision manichéenne tient à la description d’une classe dominante qui aurait sciemment décidé de « massacrer la classe ouvrière » (p 48), afin d’assurer « l’adaptation des économies occidentales à la mondialisation ». Que certains, au top niveau, ait décidé de casser le système, je ne peux l’exclure. Mais pour les habitants de nos grandes villes, y a-t-il eu volonté, et même conscience que le vent de la mondialisation allait avoir de telles conséquences ? Personnellement, j’ai toujours défendu la construction européenne. J’ai voté pour Maastricht puis pour le traité constitutionnel, me disant que « mieux valait une Europe imparfaite que pas d’Europe ». Effectivement, j’ai pris conscience des excès d’un libre-échange non régulé, d’une financiarisation excessive de l’économie. Cela a-t-il fait de moi un destructeur conscient des classes populaires ? je ne le crois pas et je pense que c’est justement dans cette prise de conscience – peut-être tardive, je le concède – que se joue mon malaise vis-à-vis des thèses de C Guilluy. Nous nous rendons compte effectivement que la mondialisation « débouche sur la nécessité de réduire et d’adapter la protection sociale à des normes sociales mondialisées » (p 146) ; nous sommes scandalisés de la baisse d’imposition des plus riches (les 0,1% les plus riches ne sont plus imposés qu’à environ 12% contre 30% pour la classe moyenne) (p 148). Nous constatons avec effarement que « le pouvoir du monde d’en haut n’est plus celui des politiques et encore moins celui des intellectuels, mais d’abord celui des marchés et des multinationales ( 190). Cela fait-il de nous des complices ou des trompés ?
C Gulluy évalue (p 182) l’ensemble de la France périphérique à 60% de la population, répartis sur 87% des communes de France. Cette France désespère, ne vote plus mais ne sait pas s’organiser. Qu’un politicien habile ( à la façon d’un Trump) sache lui donner des mots et elle peut faire basculer des situations politiques instables.
C Guilluy voit en fait deux mondes s’affronter. Pour lui, les classes dominantes devront redécouvrir le réel, s’adapter ou elles disparaîtront. Je crois davantage qu’une partir des classes dominantes ( dont je fais partie)se sent usurpée par une infime tranche d’hyper riches qui, de fait manipulent le système ou, du moins, bénéficient des règles du monde (Jean-Paul II voyait-il pas le péché comme des structures du mal). Cette partie a conscience de l’évolution du monde, elle en lit les dangers, elle voit la nécessité de protéger tout en continuant à adapter le pays, puisque la mondialisation est devenue le cadre quotidien de nos existences. Est-il possible de changer de cadre ? de réguler ce capitalisme laissé à lui-même ? de réintroduire les territoires, l’histoire, l’identité ? de ne pas se couper de nos racines spirituelles ? Tel me semble être l’enjeu, tant en France qu’en Europe.
Quant à ce « vivre ensemble séparé » que définit C Guilluy, il est inquiétant. A-t-il tort ? Nous constatons souvent que les communautés cohabitent, coexistent. Se rencontrent-elles ? Pourtant, acter un « vivre ensemble séparé » serait une décision grave, à rebours de nos espérances. Mais peut-être j’exprime là le remords d’un membre inconscient d’une classe dominante dépassée par les réalités du monde ?