« Les bons ressentiments – Essai sur le malaise post-colonial » d’Elgas et « L’Afrique dans le temps du monde » de Mamadou Diouf sont tous les deux parus en 2023, le premier aux éditions Riveneuve, le second aux éditions Rot-Bo-Krik.

« Les bons ressentiments – Essai sur le malaise post-colonial » d’Elgas et « L’Afrique dans le temps du monde » de Mamadou Diouf sont tous les deux parus en 2023, le premier aux éditions Riveneuve, le second aux éditions Rot-Bo-Krik.

Les événements récents qui se sont produits en Afrique avec les déboires français au Niger et au Gabon m’ont conduit à essayer de comprendre la position des élites africaines. Des amis m’ont conseillé deux livres.  

Il n’est pas facile d’entrer dans ces livres quand on ne connait pas l’Afrique et que l’on n’a pas l’habitude de côtoyer la langue des auteurs africains qui écrivent en français.  Je retiens pour ma part une grande souffrance, et une volonté forte d’une part de sortir d’une situation de tiraillements schizophrènes, d’autre part d’explorer des champs intellectuels nouveaux.

La souffrance vient de l’accusation portée aux élites intellectuelles qui ont choisi de s’exprimer en français et de partir en France pour obtenir une reconnaissance impossible à acquérir sur place. Sont-elles aliénées ou soumises en raison de leur succès dans l’ancienne puissance coloniale ?  Ont-elles tort de vouloir porter sur l’histoire africaine un regard qui n’est pas obsédé par le ressentiment vis-à-vis de la France et aveuglé par une valorisation systématique de leus racines africaines ? Sont-elles des traîtres envers les leurs, noirs, Africains, communauté formée par une histoire singulière ?

Elgas  prend l’exemple de nombreux auteurs, à commencer par  Senghor ( p 47 et s), Mohamed Mbougar Sarr ( p 58 et s), Axelle Kabou ( p 65 et s) ou encore Georges Kelman( 69)  ou Souleymane Bachir Diagne (91, 97), Kamel Daoud ( 94) ou encore Boris Diop (105), « plus connu en France que dans  les masses populaires du Sénégal ». Il s’interroge (p 112) sur la nature complexe de la relation entre les écrivains africains et l’Occident et dresse page 120 un constat désabusé. Car le divorce d’avec la France reste impossible tant les liens entre elle et les pays d’Afrique sont nombreux et forts (p 125 et p149 et s). « Comment, dès lors, envisager sereinement des rapports à un pays que l’on tient en horreur, symbole et expression d’une rancœur vieille, alors qu’on y vit, qu’on s’y forme et qu’on aspire pour certains immigrés à y rester ? » demande-t-il page 192. Elgas n’hésite pas à évoquer son propre cas en fin d’ouvrage, indiquant que, arrivé en France à 17 ans, « La France est donc devenue mon pays aussi » (218, 219). Il en appelle à l’émergence d’aires de discussion et à un dialogue apaisé qui permettront d’échapper à un ressentiment qui capte toute l’énergie que les Africains pourraient investir ailleurs.

 Le second ouvrage, de Mamadou Diouf, traduit la volonté de contester « l’ordonnancement de l’histoire construite par une raison proprement européenne » (p13), et de s’élever « contre ce dessein totalitaire réduisant la condition humaine à l’aventure européenne » ( 14). L’objet est donc indiqué dès le premier chapitre consacré à « Subvertir les hiérarchies ». L’Occident est accusé de s’être « attribué le statut exclusif de producteur d’universalité » (21).  Ainsi l’historien indien Dipesh Chakrabarty en appelle à « provincialiser l’Europe ».

Il en découle un travail sur la géographie et l’histoire de l’Afrique. Sur la géographie, (p 33 et s), car de quelle Afrique parle-t-on : de celle des Etats, des unités culturelles, des frontières imposées, ou celle entre le nord et le sud, celle des contrastes raciaux entre Afrique noire et Afrique blanche, celle des différentes religions, celle des savanes, des forêts ou des savanes… ?  Sur l’histoire (p39 et s et 47), car une question majeure surgit autour de l’Egypte. Si l’Egypte (et l’Ethiopie) sont pleinement partie de l’histoire africaine, compte tenu du rôle que ces civilisations ont joué dans l’accouchement de l’histoire européenne, alors les Africains sont  les précurseurs de la tradition occidentale «  contrairement au discours moderne européen selon lequel tout ce qui était civilisé était blanc » (p53). Ainsi, (40), la civilisation égyptienne aurait parrainé la sortie de l’Europe de la barbarie et l’aurait introduite dans une longue marche vers la modernité.

L’ouvrage porte également sur la façon d’écrire d’histoire en interrogeant  des postures : ainsi (p 41) de l’Afrique, domaine du matriarcat, et l’Europe, domaine du patriarcat, p 45, du récit linéaire, figure dominante de la modernité occidentale, p 43 de la notion de progrès,  p 45 de la vision d’un Européen rationnel et matériel opposé à un Africain émotionnel ( et  un Indien spirituel, décrit comme guerrier ou mystique). Il questionne le recours à l’écriture (européenne) quand la tradition orale africaine est récit pédagogique, religieux ou profane, performance (81), comprenant la narration, la spiritualité, le drame, le langage poétique et l’humour. Il  ré-intègre également la bibliothèque  islamique, saluant le travail d’intellectuels comme Souleymane Bachir Diagne ou Osmane Oumar Kane.

 Ceci aboutit à privilégier, non pas une histoire de l’Afrique, mais plusieurs histoires, plusieurs cultures, donnant naissance à une Afrique polymorphe, polysémique. L’enjeu est pour l’auteur, citant Chinua Achebe, d’aboutir « à rééquilibrer les histoires des peuples du monde (p104).

 A une époque qui peut être lue comme la fermeture de la parenthèse de la modernité technicienne occidentale et qui voit se constituer un Sud global soucieux de remettre en cause les équilibres géopolitiques nés de l’après-guerre, ces deux ouvrages traduisent la volonté des Africains de se réapproprier leur histoire à travers leur propre regard et non celui des Européens. Où les deux livres se rejoignent pour expliciter les enjeux et les difficultés.

crédit photo pixabay.com

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Patrice Obert

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