Sophie Bessis, franco-tunisienne, juive, non croyante, non sioniste, historienne, agrégée d’histoire, intellectuelle française, avait écrit il y a quelques années un livre que j’avais trouvé très intéressant L’Occident et les autres – Histoire d’une suprématie. Aussi, c’est avec beaucoup d’appétit que j’ai découvert la réédition de La double impasse publiée il y a une dizaine d’années. La thèse du livre ne manque pas d’arguments et pose quelques questions essentielles.
Sa thèse tient dans le sous-titre. Pour elle, l’universel porté un temps par l’Occident est pris en tenaille par deux fondamentalismes. Le premier est le fondamentalisme marchand, qui est désormais le guide de l’Occident et qui traduit la volonté des Occidentaux de déployer dans le monde entier un mode de vie qui repose sur la consommation, afin de faire fructifier leurs profits. Ce fondamentalisme, qui se pare des anciennes vertus de l’humanisme, entretient les meilleurs rapports avec les forces les plus obscures du fondamentalisme religieux, qui s’incarne de nos jours notamment dans les théocraties arabo-musulmanes, celles du Proche et du Moyen Orient, gorgées d’hydrocarbures. Ainsi, ces deux fondamentalismes, tout en se haïssant en façade, s’arrangent très bien l’un de l’autre, même s’ils alimentent chez l’autre les outils qui les menacent. Le nouveau Dieu Marchand et le vieux Dieu de la Loi se frottent les mains.
Sophie Bessis multiplie les exemples de cette connivence. Sur ce point, il est difficile de nier que ses arguments sont forts. Elle admet que sa focale reste ciblée sur l’islam. Il serait intéressant que d’autres auteurs fassent la même analyse au regard d’autres aires culturelles (Chine, Inde, Japon…)
Selon elle, la contradiction centrale de la posture de l’Occident tient à sa revendication d’être le seul dépositaire légitime des « valeurs » universelles dont il fait un universalisme impérial et le caractère systématique de sa violation de ces mêmes valeurs. Ne disposant plus de la force pour imposer ces soi-disant valeurs universelles, il s’est complètement discrédité. Renforçant les pouvoirs islamistes les plus radicaux ou les monarchies les plus conservatrices, il a de surcroît obligé les habitants des Suds à choisir entre Identité et Liberté. Pour ces derniers, la liberté signifierait se rallier à la modernité occidentale, l’identité oblige à rester dans le giron de l’islam. Ainsi, les personnes ayant des velléités pour s’extraire de l’emprise religieuse en islam, sans toutefois adhérer à une Modernité occidentale, se retrouvent acculées, obligées au silence ou à l’indignation et contraintes d’attendre des jours meilleurs. C’est de cet étau qu’écrit Sophie Bessis
Sa conclusion – et en cela, elle est encouragée par la post-face de Soleymane Bachir Diagne – vise à remettre en cause un « universel occidental » pour que soit élaboré un « humanisme universel », fruit d’une collaboration entre toutes les cultures et pas uniquement dicté par les Occidentaux. Il s’agit là d’une vraie question, qui interroge autant les Occidentaux dans leur prétention historique et, sans doute, l’arrogance de leur position dominante depuis le 17ème siècle, que les habitants des Suds, qui revendiquent à juste titre d’articuler leurs propres traditions avec les acquis d’une modernité qui s’est appuyée sur le christianisme puis la Raison pour proclamer la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Mais quel serait le contenu de cet « humanisme universel » qui ferait pièce à la « fragmentation des tribus » que redoute Souleymane Bachir Diagne et selon quel processus le faire advenir ? On peut l’invoquer, encore faudrait-il en dessiner les grandes lignes. Sur ce point, aucune réponse n’est amorcée. Aucune piste n’est même donnée sur la façon de le construire.
Sophie Bessis pose ainsi deux questions :
La première s’adresse à l’Occident. Certes, l’Occident n’est pas une façade unanime dans laquelle chacun, au Nord, se reconnaîtrait. Qu’il existe un complexe militaro-industriel américain, qui s’adosse désormais à une oligarchie de milliardaires dominant l’espace médiatique et technologique, c’est une redoutable évidence, que même Joe Biden vient de dénoncer dans son dernier discours. Que cette formidable puissance commerciale et médiatique puisse être dénommée « fondamentalisme marchand », pourquoi pas ? De son côté, l’Europe, parce qu’elle a usé et abusé de la puissance, a fondé son art de vivre sur le respect de la personne humaine, a mis en œuvre une unification politique unique en son genre reposant sur le transfert volontaire de souveraineté et développé un mode de développement refusant la guerre, développant le soft power, le multilatéralisme et les conventions.
L’Occident doit-il abandonner un universalisme impérial, dont il a fait trop longtemps un outil de ses dominations, pour se mettre en règle avec ses propres valeurs ? Dans ce cas, est-il convié à prendre sa part à l’élaboration d’un universel « universel » ou, comme l’écrit Sophie Bessis à la dernière ligne de son dernier chapitre, n’a-t-il « plus rien à dire » ? Ou bien doit-il acter que ses valeurs sont celles de sa zone géographique, que d’autres cultures ont les leurs et se positionner dans la défense de ses propres valeurs et de ses seuls intérêts, sans se préoccuper de ce qui se passe ailleurs ? Sommes-nous en état d’affronter une telle question ?
La seconde s’adresse aux Suds. Sophie Bessis laisse entendre que pèsent sur les seules forces occidentales l’impossible émergence d’une composante moderne au sein des sociétés islamiques. Elle détaille longuement – et c’est passionnant – l’exemple des Révolutions dites du Printemps arabe. Elle n’a de cesse d’interpeller les Occidentaux sur leurs hésitations, leur enthousiasme initial puis leur ralliement aux nouvelles dictatures. Elle interroge ainsi les sociétés arabo-musulmanes sur leur capacité à faire apparaître et se maintenir des forces qui seraient capables de porter, au-dedans ou au-dehors de la sphère religieuse – tel est sans doute un des enjeux majeurs – le visage d’une modernité respectueuse des droits de chacun.
Un Occident ébranlé dans son universalisme (comme Gérard Masson l’indiquait en 2009 dans son livre L’ébranlement de l’universalisme occidental, Harmattan) et traversé de contradictions dans la façon de gérer l’Après-Occident, des Suds épris de revanche mais encore mal à l’aise pour concilier la sagesse de leurs cultures avec les bienfaits matériels apportés par la technique, voilà bien l’enjeu passionnant des décennies à venir. On voit que la Modernité technicienne, née au XVIIème siècle et dans les plis de laquelle nous vivons encore, arrive à une fin de cycle. Qu’elle soit enrichie, renouvelée, vivifiée par les sagesses des autres civilisations, comment ne pas le souhaiter ? Comment ne pas espérer et esquisser une sobriété qui saurait concilier une vie plus vertueuse que la surconsommation occidentale et un bien être personnel et collectif, compatible avec les ressources de la planète ? Ceci devra sans doute s’élaborer dans un dialogue entre tous les peuples, y compris l’Occident. C’est sans doute l’utopie dont nous avons besoin pour affronter les immenses défis de demain.
Sophie Bessis a le mérite de poster frontalement ses questions.
credit photo citéphilo