On ouvre le livre avec appétit. La réputation de l’économiste, directeur du département d’économie à l’ENS, son aura médiatique, l’entretien qu’on a entendu sur France-Inter quelques jours plus tôt. On se dit qu’on va enfin comprendre ce qui cloche dans le monde et comment s’en sortir. La table des matières est structurée en trois parties : les sources de la croissance, puis l’avenir, puis le progrès : alléchant. Et les titres des chapitres ont de quoi faire saliver. Pourquoi, dans ces conditions, sort-on terriblement déçu de la lecture de ce livre ? Parce que, tous comptes faits, on n’apprend vraiment rien de neuf. On est accablé de références, de renvois à des économistes, surtout anglo-saxons mais aussi, en vrac, à Freud, Bataille, et Girard. On se demande peu à peu « Mais que veut-il vraiment nous dire ? ». Et si le monde est clos, de quel désir nous parle-t-il ?
Alors reprenons. La première partie est une vaste fresque. 80 pages pour nous écrire l’histoire de l’humanité et s’interroger sur une question effectivement essentielle : (p 63) « pourquoi est-ce en Occident que surgira la croissance économique moderne ? ». Deux causes ressortent, selon Daniel Cohen : les guerres permanentes que se sont livrées les grandes puissances européennes (p 65) et « la Peste Noire du XIVème siècle (p 68), avec cette conclusion (p70) : ce sont les salaires élevés qui expliquent la révolution industrielle et non l’inverse ». Je suis d’un courant de pensée qui considère que la pensée précède la technique. C’est peut-être ce qui me sépare de Daniel Cohen. C’est sans doute aussi pour cela que, zappant sur les raisons de vivre des Européens du XVIIème siècle, sa conclusion sur « le désir infini » tombera à plat, dans l’insignifiance.
On attaque toutefois la deuxième partie. Là encore, déboulé de références. J’en retiens deux éléments : le paradoxe de Moravec (p 98) selon lequel «les activités physiques qui survivent à la numérisation sont celles qui nécessitent une bonne coordination sensomotrice », autrement dit « « les tâches que nous savons faire spontanément, par exemple casser un œuf sur le bord d’un bol, sont infiniment plus difficiles à coder qu’une partie d’échec », avec les impacts sur les classes moyennes. Seconde idée, la thèse de Robert Gordon selon laquelle «l’idée de croissance, au sens du XXème siècle d’une consommation de masse, est en train de disparaitre » (p106). Quelles sont les conséquences sur le travail ? Daniel Cohen en traite, mais de façon dispersée. Tout d’abord, en nous perdant dans un pseudo théorème A/B (p115), pour revenir à Moravec ( p 119), et conclure (p 130) que l’enrichissement du Tiers-monde, s’il est une bonne nouvelle, n’est pas compatible avec la conservation de la planète. Merci, on le savait déjà.
On embraie malgré tout sur la troisième partie qui s’intitule modestement « Repenser le progrès ». Qu’en dire ? Des observations intéressantes (sur le holisme et l’individualisme p 145), sur le cas japonais p146), sur «l’opposition valeurs traditionnelles (religieuses) et valeurs séculières (laïques) p 157 et 159). Le chapitre « Mythes et ressentiments » ne manque pas d’invoquer Freud et René Girard, chacun en deux pages, comme une sorte de caution, tout cela pour nous dire ce que nous savions déjà, que « numérisation, financiarisation et mondialisation » provoquent une nouvelle « grande transformation ». Dans le chapitre sur « comment peut-on être danois ? », le plus intéressant est ce qui est écrit sur la France (p 190 194), qui se poursuit dans le chapitre suivant sur notre endogamie congénitale, avec un retour d’une page sur le bouc émissaire de Girard, re-cité page 205 ! Les 10 dernières pages servent de conclusion. On retient péniblement une idée originale : « il faut construire un nouvel Etat-providence qui permette d’échapper à la terreur du chômage et aller vers un monde où perdre son emploi devienne un non-événement ! L’idée de Droits de tirage sociaux, les DTS, prônés par le juriste Alain Supiot, offre ici une voie ». Pour le reste, notre désir infini, ce manque qui nous taraude, on ira se rhabiller.
Du danger pour un économiste de s’aventurer dans le champ des mentalités quand on est d’avance convaincu que « la religion est soluble dans la nation » (p 161). On comprend pourquoi nos élites, formées à l’aune de ce type de non-réflexion, ne nous aident pas à sortir du marasme actuel.
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