Capital et Idéologie – de Thomas PIKETTY

Capital et Idéologie – de Thomas PIKETTY

Seuil- 2019

En octobre 2019, à la sortie du livre Capital et Idéologie, j’avais rédigé pour mes amis Poissons Roses une fiche de pré-lecture en m’appuyant sur un certain nombre d’articles parus dans la presse et sur plusieurs interviews données par l’auteur. Vous trouverez cette fiche en annexe.

Elle reste d’actualité. L’essentiel des propositions est rappelé. Vous pouvez vous y reporter. J’ai profité des deux mois de télétravail en confinement pour lire l’intégralité des 1198 pages. Il fallait bien ces deux mois pour digérer cette somme consacrée à l’histoire des inégalités au sein des sociétés humaines à travers le spectre de la propriété.

C’est bluffant ! L’ambition de Thomas Piketty a un aspect délirant. Il s’agit d’écrire l’histoire du monde, dans le temps et l’espace, en s’appuyant sur des monographies incroyablement précises, afin de nous expliquer ce qui est le cœur du livre et l’ouvre en une phrase « Chaque société humaine doit justifier ses inégalités » (p13) Le plus déroutant, c’est que, dans ce projet hors norme, Th Piketty fait montre d’une écriture simple et de beaucoup de modestie. On aurait pu s’attendre de lui à des jugements péremptoires. Non, ce sont des accumulations de faits, appuyés sur de nombreux graphiques très explicites, accompagnés chacun d’une note explicative. Par ailleurs, l’auteur accumule les résumés en début de chaque chapitre, assurant les transitions. Il nous tient la main dans ce périple pharamineux. Du coup, on avance tranquillement, guidés par ces nombreuses synthèses. Le périple, ainsi jalonné, expliqué, se déroule tranquillement. Il faut, avouons-le, avoir une certaine dose de curiosité, beaucoup d’intérêt pour l’histoire et le droit, et ne pas être rebuté par les législations fiscales des temps anciens comme des temps modernes, pour le suivre dans la description des processus inégalitaires aux quatre coins du monde. Ça tombe bien, j’aime ces matières et j’avais du temps.

Th Piketty donne page 10 la liste des personnes qu’il remercie. En un sens, mieux aurait valu indiquer que ce livre avait été rédigé « sous la direction » de Thomas Piketty. Je mets en effet quiconque au défi, aussi brillant soit-il, de maîtriser l’intégralité du champ du savoir ainsi décrit. Qui pourrait prétendre dominer le détail des dispositifs fiscaux du Moyen-Âge (en France, Angleterre, Irlande, Suède), les débats liés aux discussions de l’avant et de l’après révolution de 1789, les sociétés esclavagistes, aux Etats-Unis, dans les pays européens, avant de décrire les sociétés ternaires d’Inde et leurs évolutions des premiers brahmanes jusqu’à nos jours, mais aussi la Chine, le Japon, les colonies dans leurs rapports compliqués aux sociétés européennes et la vaste fresque de la modernité, d’ouest (‘l’hypercapitalisme) en Est ( URSS et Chine communiste), du nord au sud, pour aboutir à l’analyse de nos sociétés européennes ? Pourtant, l’auteur semble naviguer très à l’aise dans toutes ces complexités. Déroutant…

C’est impressionnant. Passionnant.  D’autant que la thèse, régulièrement rappelée, finit par nous pénétrer : toute société construit un discours pour justifier ses inégalités. Les sociétés anciennes s’appuyaient sur le discours des élites au sein de sociétés ternaires caractérisées par la juxtaposition de trois groupes : ceux qui priaient et étudiaient, ceux qui se battaient, ceux qui, plus nombreux et plus pauvres, travaillaient pour le compte des premiers. Cette répartition fonctionnelle s’est retrouvée partout (chapitre 1 et 2). La Révolution Française fait sauter cet équilibre. C’est « l’invention des propriétaires »  (ch 3, puis 4 et 5). La Propriété devient un symbole de l’émancipation. Elle est ce qui permet d’échapper au fatalisme des sociétés ternaires. Ce faisant la Révolution sera profondément conservatrice et, à l’aube de la guerre de 1914, les inégalités auront explosé en Europe. (ch 10)

Th Piketty nous entraîne vers d’autres mondes, dans les sociétés esclavagistes (Ch 6) en France, Angleterre, Etas-Unis, Haïti, Brésil, Russie. Les débats sur l’abolition de l’esclavage sont passionnants avec une compensation versée aux propriétaires. Puis on passe aux sociétés coloniales (Ch 7 :  monde de l’Afrique notamment et Ch 9) puis à l’Inde (Ch 8).

Partout, dans tous les pays, quelle que soit l’organisation, les 50% les plus pauvres n’ont quasiment aucune propriété. Le partage se joue entre les 10% les plus aisés et les 40 % qui se situent en intermédiaires. C’est la leçon que je tire personnellement du livre.  Dans une société très inégalitaire, la part de la propriété par les 10% (le 1er décile), voire le 1% (le centile), croit de façon disproportionnée. C’est aujourd’hui le cas des Etats-Unis, de la Russie, de la Chine, (la palme revient aux pétromonarchies du Golfe !). Dans les pays européens, la force de l’Etat, la qualité de l’administration fiscale, les lois votées ont réussi à limiter l’écart, même s’il s’est accru depuis les années 80.

L’autre grande leçon est qu’il est toujours possible de modifier l’état des choses. Il faut la conjonction entre une volonté politique, une poussée sociale et la mise en place d’outils de redistribution.

La fiscalité – et c’est le grand mérite de ce livre de le faire valoir – est un instrument majeur pour agir en faveur de l’égalité. Grâce, selon Th Piketty, à trois impôts progressifs : sur les revenus, sur le capital et sur les revenus de la propriété.

On pourra lire en synthèse les pages 1111 et 1112, 1127 et le paragraphe de la page 1138 dans lequel Th Piketty livre sa vraie ambition : proposer un système de propriété qui constitue un réel dépassement du capitalisme.

Un regret sur le dernier chapitre qu’on finit par attendre comme une libération. Il déçoit. Autant Thomas Piketty sait être synthétique et clair, autant, dans le chapitre 17, il écrit de façon compliquée. Surtout, il s’échappe de son axe central et dessine les contours de ce que pourrait être un programme politique. Ainsi, il nous jette à la figure en quelques mots : le revenu de base, la taxe carbone, une justice éducative, la démocratie juste, le social-fédéralisme à l’échelle mondiale (bonjour l’utopie !), la frontière juste (on se croirait dans du Ségolène Royal version 2012…). On regrette qu’il ne refasse pas un point de synthèse sur les défis pour l ‘Europe, dont il a pourtant longuement parlé dans le chapitre 16 (notamment p 1027 et s, 1040, 1053). Il revient à un moment sur son idée de faire émerger une Assemblée parlementaire européenne (idée qui me semble irréaliste. Nous avons, Poissons Roses, dans notre contribution « Pour une renaissance de l’Europe » défendu l’idée d’une Révolution démocratique qui sera à mener au sein du Parlement européen).

Une dernière remarque sur le titre du Livre. Selon moi, le vrai titre aurait pu être « Histoire des inégalités dans le monde depuis les origines » ou « Etat et Propriété ». On lira p 189 sa conception du capital et de l’idéologie.

Quelques observations ponctuelles :

Pourquoi cette manie de ne pas écrire « avant Jésus-Christ » ou «  Après JC » et de recourir aux lettres AEC, Avant l’Ere Commune ?

On notera le rôle particulier de l’église catholique dans le système ternaire européen et l’explication de son accumulation de propriété, jusqu’à un tiers (p 116 à 126) et la correspondance établie avec la propriété publique, du même ordre de grandeur, en Chine contemporaine…

La force des Etats européens (p 438 et s) a reposé sur leur force fiscale et administrative et sur le recours à la dette, ce qui leur permit une domination militaire et une exploitation coloniale et esclavagiste. L’analyse est intéressante.

Pour l’analyse de la situation en France, se reporter au début du chapitre14 et plus spécialement p 843., puis 865 et le tableau très intéressant de la page 917 qui éclaire l’éclatement en 4 pôles équivalents du conflit politico-idéologique français  (je propose ces sauts car le chapitre s’installe dans la longueur) avec un résumé de la 4ème partie p 1000.

Un passage étonnant sur les rapports Hommes/femmes à travers la question de la propriété (p 801 et s)

Sur les opacités statistiques contemporaines et paradoxales, lire p 764 et s. La masse des données et le nombre de renvois aux bases numériques mises en place par la communauté des chercheurs à laquelle participe l’auteur, sont impressionnants.

Sur l’environnement, la crise climatique, la taxe carbone, le livre est un peu court. On lira les passages p 776 et 1156

Sur la suppression de la TVA, impôt majeur actuellement ( bien que proportionnel et non progressif), la petite note de bas de la  page 1129 est un peu  rapide.

Je recommande vivement de lire le passage p 651/652 où l’auteur explique les trois grandes catégories d’impôt progressif : sur le revenu, sur les successions et l’impôt progressif annuel sur la propriété. C’est, selon moi, un passage clé pour comprendre ses propositions.

Th Piketty insiste énormément sur l’importance de la question éducative ( cf p 637 : « L’égalité et l’éducation paraissent à la lumière de l’histoire des eux derniers siècles des facteurs de développement beaucoup plus porteurs que la sacralisation de l’inégalité, de la propriété et de la stabilité ».

En conclusion, je pense qu’il s’agit d’un livre important dans le combat contemporain pour réduire les inégalités qui ont tellement cru et mettent à mal la pérennité de la démocratie, l’unité de notre humanité et la préservation de notre planète. On attend maintenant de Thomas Piketty un petit livre où il dirait à tout un chacun l’essentiel de sa pensée en 100 pages.

Annexe

Fiche de pré-lecture d’octobre 2019

Cette fiche a été rédigée à partir des éléments suivants : 

Le Monde du 6 septembre :

  • Deux pages d’extraits du bouquin + plusieurs avis de hautes personnalités :
  • L’article de Marie Charrel sur le livre est pas mal
  • James Galbraith, économiste américain, est très , très critique reprochant à TH P de parler de civilisation qu’il ne connaît et de son appartement parisien
  • Plusieurs économistes (dont Esther Duflo qui allait obtenir le Prix Nobel quelques semaines plus tard) donnent leur avis

Un article dans La Croix du 12 septembre d’Alain Guillemoles

Un reportage de plusieurs pages de LA Vie du 12 septembre, avec :

  • Un édito de Jean-Pierre Denis
  • Une interview
  • Un glossaire (p 27) bienvenu

Alternatives économiques d’octobre 20°19

  • Un article bien fait de Christian Chavagneux
  • Un entretien

Je recommande les docs en gras.

*

Ce que j’en retiens, sans avoir encore lu le livre

Une grande fresque historique et géographique à l’appui d’une thèse :  les inégalités économiques n’existent pas en soi, elles résultent de rapports de forces et de choix politiques (idéologies). Ce qui a été aurait pu être différent ; ce qui a été fait peut être défait. TH Piketty se définit comme optimiste. Il croit au progrès humain et au fait qu’il y a des pistes pour s’en sortir. Il croit aux idées (son travail de chercheur) et à l’engagement (son soutien à des candidats aux élections, « même s’ils ne sont pas entièrement satisfaisants » sic !)

Pour comprendre les choix idéologiques, il ne faut pas se limiter à la science économique mais voir large en prenant en compte l’éducation, la culture, l’aménagement du territoire, etc…  et en  croisant les domaines.

Le développement de la finance résulte de la libéralisation des flux de capitaux sans régulation depuis les années 90. Il faut donc contrôler de nouveau la circulation des capitaux pour faire rentrer la finance dans sa bouteille. Cela passe par plusieurs pistes :

L’ambition éducative (grande critique contre les partis sociaux- démocrates qui sont devenus des partis de diplômés, d’où le nom de Gauche brahmane, et qui se sont peu à peu désintéressés des plus pauvres) On pourrait saluer aussi cette réussite de la social-démocratie d’avoir fait émerger cette classe de diplômés et d’en avoir fait les gagnants du système.

Faire circuler la propriété : c’est le cœur de sa thèse et de ses propositions. « L’idéologie propriétariste est une idéologie politique qui place la propriété privée comme mode de régulation central des relations sociales permettant d’obtenir la prospérité et l’harmonie de la société ».  La propriété privée comme source d’émancipation individuelle, à rebours des sociétés d’Ancien régimeLa Révolution Française n’a rien changé dans la répartition du patrimoine et il a fallu attendre le XXème siècle (suite des destructions des deux guerres, taxation forte sur le capital après les guerres, encadrement des loyers, montée des salariés dans les CA en Europe du Nord) pour qu’il y ait un resserrement des inégalités.

Conséquence : les 10% les plus riches ont perdu au XXème siècle du poids par rapport aux 40% qui suivent (ces fameux diplômés). Cependant, les 50% les plus pauvres stagnent.

D’où deux propositions majeures : la propriété sociale : donner la moitié des droits de vote dans les CA aux salariés (sur le modèle de la Mitbestimmung –Cogestion allemande). La propriété temporaire, c’est-à-dire un impôt progressif annuel sur la propriété et les successions, pouvant aller de 0,1% quand le patrimoine est en-dessous de la moyenne nationale (en France le patrimoine moyen est de 200.000€), à 90% pour les patrimoines au-delà de 2 milliards d’€. L’avantage serait triple :  mettre fin à des fortunes injustifiables, établir une dotation universelle de 120.000 € pour chacun à 25 ans, et rajeunir la propriété.

Trouver des solutions en dehors des territoires nationaux dans une période de mondialisation. Là, il se montre très européen. Il reproche aux sociaux-démocrates de ne pas avoir questionné la question de l’unanimité pour la fiscalité, de n’avoir pas établi des systèmes d’information entre Etats permettant de taxer correctement revenus et patrimoines.  Autrement dit, de n’avoir pas construit de normes collectives de justice fiscale, de solidarité et de régulation financière au moment où on libéralisait les mouvements de capitaux.  Il propose la fixation d’un taux d’intérêt commun pour l’ensemble de la zone euro afin de calmer la spéculation. Globalement il défend un social fédéralisme.

Ce faisant, il indique que chaque Etat garde des marges pour prendre des décisions et se montre très critique vis-à-vis d’Emmanuel Macron qui aurait pu, selon lui, faire passer l’ISF de 5 à 10 milliards et réformer la taxe foncière. « Payer plus de CSG et de taxes la même année où l’on vous dit qu’on supprime l’impôt sur la fortune, comment voulez-vous que ça passe ? », dit-il.

Il me reste maintenant à lire le livre. Les premiers chapitres sont visiblement ciblés sur les sociétés anciennes ou lointaines. Le dernier chapitre traite de l’actualité.

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Patrice Obert

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