Voilà un livre majeur pour comprendre le sionisme, ou plutôt, pour comprendre que la question du retour du peuple juif à Sion a toujours fortement divisé la communauté juive, dans le passé comme aujourd’hui.
Gérard Haddad, s’appuyant sur l’ensemble de son expérience, explore dans ce livre les débats et les tensions idéologiques qui ont agité les communautés juives face à la question du retour en Palestine. Contrairement à une vision simplifiée, il montre que le projet sioniste, prévoyant un retour physique en terre d’Israël, ne faisait pas l’unanimité et suscitait de vifs désaccords. Certains courants, notamment religieux, percevaient cette initiative comme une transgression spirituelle, estimant que le retour devait s’opérer uniquement sous l’impulsion divine, au temps messianique. Il évoque (p 20 et s) les fameux « trois serments », dont celui de « ne plus jamais monter à la muraille ». Ce serment, indique-t-il, « tire les leçons des désastres antérieurs, signifie que la reconstruction [d’une patrie juive] ne peut se faire que pacifiquement et avec le consensus des nations » (p 21).
Ainsi une fraction non négligeable du monde ultra-orthodoxe, appelée Haredim, sous l’impulsion du rabbin Joël Teitelbaum, mort en 1979, fondateur du hassidisme Satmar, ou encore des Naturei Karta, Gardiens de la cité, s’opposent, parmi d’autres, à un retour imposé.
Gérard Haddad décrit l’ébullition intellectuelle, rendue possible par l’émancipation des juifs décrétée par la Révolution française, qui traversa le monde juif européen à la fin du 19ème siècle sous le terme de Haskala. Elle entraina certains à s’affirmer athées, elle marqua la séparation entre les juifs d’Europe de l’Ouest, plutôt bien intégrés, et ceux d’Europe orientale, vivant misérablement dans les shtettl et subissant de terribles pogroms à partir des années 1880. A cette époque apparut le judaïsme réformé (ou libéral) ainsi qu’un courant qui s’incarnera dans le Bund, mouvement athée, acquis aux idées révolutionnaires socialistes, rassemblé autour d’une langue, le yiddish et dont la devise était « Ni assimilation, ni immigration ». C’est dans ce contexte que naquirent des mouvements prônant le retour en Palestine, du sionisme politique de Theodor Herzl, auteur du fameux L’Etat des juifs paru en 1896 et organisateur en 1897 du premier congrès sioniste à Bâle, au sionisme culturel d’Ahad Ha’am, soutenu par Martin Buber, en passant par le sionisme religieux ou le socialisme sioniste de figures comme David Ben Gourion. Il montre ainsi que ce mouvement n’était pas monolithique, mais nourri par des visions et des aspirations diverses, parfois contradictoires, quant au devenir du peuple. Il montre également que, parmi les penseurs progressistes ou laïques, certains craignaient que ce projet ne renforce les dynamiques d’exclusion et prônaient plutôt une intégration dans les pays de la diaspora ou une transformation politique des sociétés d’accueil.
Il souligne ainsi les positions d’Eliezer Ben-Yéhouda, sensible à la présence d’Arabes sur ce territoire et conscient d’être désormais « un étranger » (p 84), qui s’opposait à ceux qui ne voyaient qu’une « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Ainsi, Eliezer Ben Yehouda défendait la création d’un Etat unique, binational, confédéral sur le modèle suisse, utilisant une langue unique l’Hébreu moderne, qu’il contribua à imposer.
Gérard Haddad, dans des pages passionnantes, (p 105 et s) relit L’Etat des Juifs et décrypte la pensée de Herzl, qui voulait rompre avec le judaïsme traditionnel, déniait tout droit aux populations locales et rêvait d’une République aristocratique, qui s’incarnera par la suite dans Tsahal, l’armée. Pour Gérard Haddad, « La priorité fut donnée à l’appareil étatique, développant jusqu’à hypertrophie son bras militaire et exigeant de la nation obéissance et silence » (p 97).
Ce livre souligne la complexité des débats et des choix au sein de la communauté juive mondiale, marqués par une quête identitaire entre tradition et modernité, et par la difficulté de concilier le désir de préservation avec l’élan du renouveau. Gérard Haddad rappelle que le sionisme s’inscrit dans un contexte où les Juifs étaient tiraillés entre le souhait de préserver leur héritage culturel et religieux et l’aspiration à s’insérer dans des sociétés modernes, parfois hostiles. Son analyse permet de saisir les racines intellectuelles et spirituelles d’un mouvement qui, malgré ses divisions internes et ses multiples nuances idéologiques, a fini par transformer en profondeur le destin du peuple juif et à redéfinir son rapport au monde.
Il s’agit d’un petit livre, foisonnant, parfois décoiffant dans les descriptions de la diversité des idées et des courants de pensées. On peut regretter le manque d’un chapitre qui aurait expliqué comment le mouvement très minoritaire de Herzl parvint à être reconnu et adopté par l’Assemblée générale de l’ONU.
Gérard Haddad s’interroge sur cette coquille vide que fut le sionisme de Herzl et ce vide dans lequel est venu s’engouffrer (p 143) le retour du religieux. Sa conclusion, à la lumière des terribles événements d’aujourd’hui, résonne de façon tragique dans cette interrogation « tuer son double, n’est-ce pas aussi se suicider ? »