Le retour en grâce du travail – de Jacques Le Goff

Le retour en grâce du travail – de Jacques Le Goff

Du déni à la redécouverte d’une valeur

Ed Lessius – 2015

Il y a deux façons incomplètes de présenter cet ouvrage de Jacques Le Goff, ancien inspecteur du travail, professeur émérite de droit public, auteur déjà de plusieurs ouvrages sur le monde du travail, mais aussi Président de l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier, père du personnalisme.

La première s’appuie sur le titre et le sous-titre de l’ouvrage. Il y a bien en effet dans ce livre de 122 pages une synthèse très bien faite sur « le travail », ses différentes fonctions, sa place dans la société et notamment ces trente dernières années, des années 90, quand Dominique Méda évoquait « la fin de la valeur travail » (p13) et que fleurissait la formule « travailler moins et mieux pour travailler plus » jusqu’aux années 2010 où, sous l’effet de la crise économique, on note un regain du travail. Jacques Le Goff n’omet pas de mentionner la première raison du travail, qui consiste à gagner sa vie pour survivre (p29 et s), ni de faire référence à Karl Marx et Hannah Arendt. Aliénation, le travail est aussi une œuvre transformatrice. Si Jacques Le Goff s’intéresse ensuite (p 34 et s) à la subjectivation du travail en actant la montée de l’individualisme et l’installation d’une société du savoir et s’il analyse l’autonomisation croissante qui s’est déployée sur les plans techniques, spatial et horaire, c’est pour mieux nous introduire aux « dégâts du progrès » (p 43). Ces dégâts se traduisent  par un tempo plus dense, plus rapide, par la montée de la précarité, une intégration des salariées incertaine et disqualifiante et, de façon générale, l’oubli du « travail bien fait », une concurrence systématisée entre salariés, une perte du lien et du collectif, une perte du sens. Nous avons en effet besoin d’être reconnu. « Il y a là un vrai paradoxe : plus l’individu s’affirme et plus sa demande sociale augmente, plus il dépend du regard qu’autrui porte sur lui » note Jacques Le Goff p 61. Du coup le fait que nous soyons entrés dans une phase de chômage structurel et que notre société, de plus en plus « liquide », exige maintenant des compétences de savoir ; de savoir-faire et de relation à autrui ; font que  le salarié est constamment sous la pression de devoir faire preuve de son employabilité personnelle, alors même que le collectif s’effrite (affaiblissement du syndicalisme atonie des institutions représentatives des personnels, culture du dissensus, loin du consensus d’autres pays). Avec, derrière les beaux discours des dirigeants, le sentiment de n’être plus traité comme des personnes.

La deuxième s’appuierait sur ce passage de la page 10 «  Comment s’expliquer la puissance du questionnement contemporain autour du travail et quelle peut être la contribution du christianisme et particulièrement du catholicisme à cette réflexion dans un contexte de métamorphose de l’emploi ? », dont l’auteur nous précise qu’il s’agit bien de l’objet de son ouvrage. On est un peu surpris par cette affirmation frontale mais, connaissant les convictions personnalistes de l’auteur, on se laisse guider. Et, en effet, Jacques Le Goff nous expose en fin du premier chapitre les « hésitations de l’Eglise » au sujet du travail (p 20 et s) en rappelant qu’elle a adopté trois discours successifs : d’abord le déni de la valeur travail, puis une amorce de reconnaissance à partir de la révolution économique du XIIème siècle et enfin une intégration dans le sillage de la révolution industrielle avec  la reconnaissance de la valeur-travail et du salariat. Rerum Novarum (1891) marquera une nouvelle étape avec  la prise en compte du travail dans la société et la condition des travailleurs. C’est à la fin du XXème siècle que l’Église énonce les deux piliers de sa vision du travail (p27) : la personne est la mesure de la dignité du travail et « le travail est pour l’homme et non l’homme pour le travail » (encycliques Laborens exercens  1981 et centissimus annus 1991).

Pourquoi ces deux lectures sont incomplètes ? Il faut repartir de la note en bas de la page 110. Jacques Le Goff nous cite un passage de Christian Arnsperger qui dit «  La combinaison entre notre désir de combler notre finitude en surconsommant  et notre désir de nous rendre symboliquement immortels en sur-accumulant, est une combinaison destructrice de notre humanité ». On voit bien combien le travail productif trouve alors sa place dans cette production qui alimente notre compulsion à consommer. En fait, et Jacques le Goff nous le livre page 75, le vrai enjeu de ce livre est de réfléchir à la façon de « civiliser l’économie » puisque « c’est l’homme qui est l’auteur, le centre et la fin de toute la vie économique et sociale »(caritas in veritate §18). Il ne s’agit donc pas seulement de s’interroger sur « Le christianisme face à la nouvelle donne », qui est le titre de la dernière partie mais de poser à plat cette équation essentielle pour le monde d’aujourd’hui : comment  réinvestir l’entreprise et le travail  afin d’en faire des lieux d’épanouissement des hommes ? , comment  faire en sorte que « l’humain ne soit pas une ressource pour l’entreprise mais l’entreprise une ressource au service d’une autre finalité : le bien–être individuel et collectif ? » (phrase de Pierre-Yves Gomez dans son ouvrage Le travail invisible cité en page 82).

C’est bien à ce niveau que se situe l’ambition de Jacques Le Goff et  c’est en cela que son livre est magistral. Car, face à un monde qui transpire la confiscation par des financiers rapaces, face à la méfiance érigée en principe, face à la concurrence exacerbée par la performance, il pose la Personne, dans sa dignité fondamentale et il décrypte les mécanismes souterrains qui agissent en réalité dans le lit de la société et qui ont nom don, confiance et coopération. Il nous met face à une des questions essentielles de nos sociétés  modernes « Comment faire social dans une société d’individus ? » p 92. Question à laquelle il apporte une réponse en proposant un « humanisme intégral et solidaire » qui, avouons-le, nous fait bigrement penser à cette écologie intégrale dont le pape François vient de vanter les mérites dans Laudato Si.

Ceci le conduit, et c’est la pointe du livre, à « repenser l’entreprise » (p 95 à 104). Pour cela, se référant à l’ouvrage « Refonder l’entreprise » de Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, Seuil 2012 et aux travaux menés dans le cadre des séminaires du Collège des Bernardins sous l’impulsion notamment d’Olivier Favereau, il pose trois interrogations :

1° Comment s’articulent capital et travail aujourd’hui, sachant qu’il n’existe toujours pas de définition de l’entreprise mais seulement de la société et que, de nos jours, les actionnaires ont pris le « complet contrôle de la stratégie pensée en termes non de projet d’ensemble mais de rendement financier à court terme » au détriment des salariés et des dirigeants. Dans bien des cas, l’intérêt de l’entreprise elle-même ne correspond pas  à l’orientation voulue par des actionnaires obnubilés par la rentabilité à court terme.

2° L’entreprise constitue une réalité collective intégrée où le pouvoir doit être orienté vers une fin qui ne peut être que le Bien commun

3° le conflit ne doit pas être nié entre les parties prenantes à l’entreprise mais la tension entre les intérêts doit être un facteur d’intégration autour de l’unité de l’entreprise.

Et d’en déduire (p 103) trois orientations à mettre en œuvre :

  1. Admettre que le pouvoir est lié non au seul mandat que les dirigeants tiennent des détenteurs du capital mais également à une habilitation par les salariés à exercer un pouvoir de direction dans l’intérêt de l’entreprise
  2. Assoir de ce fait une nouvelle représentation de l’entreprise en termes de collectivités d’intérêts certes dissemblables mais convergents
  3. Renforcer l‘adhésion des salariés ce qui suppose une conscience nouvelle de leur responsabilité dans le quotidien et dans la stratégie de l’entreprise

La question du travail est au cœur des interrogations qui assaillent nos sociétés marquées par un chômage croissant et une hausse  exponentielle de la productivité, ceci dans un univers concurrentiel et une montée de la robotique. Or le travail est un des piliers, si ce n’est le pilier de notre organisation collective puisqu’il procure le revenu, il intègre, il permet éventuellement un épanouissement personnel et une reconnaissance. La place du travail, la façon dont il est créé, la façon dont il intervient dans le processus productif sont donc des éléments essentiels pour anticiper les changements qui risquent de déstabiliser nos sociétés. La réflexion de Jacques Le Goff nous permet de mieux comprendre pourquoi cette activité a pris une telle importance (au regard d’autres comme l’oisiveté ou la contemplation, par exemple) et ce que signifie cette importance sur les maladies collectives que nous traversons. Il nous permet également de comprendre les réflexions actuelles sur l’entreprise, sa nature, ses égarements et nous aide à dessiner quelques chemins possibles pour corriger les démesures que nous constatons et revenir à des équilibres qui mettent au centre de notre vie sociale la Personne humaine.

Que, ce faisant, il s’appuie sur l’héritage de la pensée de l’Eglise et sa Doctrine sociale est un élément, mais sa réflexion intéressera bien plus largement tous ceux qui se soucie de l’inhumanité qui envahit le monde du travail.

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Patrice Obert

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