Qui portera le ciel ? Chapitre 46, dernier chapitre.

Qui portera le ciel ? Chapitre 46, dernier chapitre.

Cinquième partie : Egor.

Georges,

Voilà quelque temps déjà que je n’étais pas revenue vers toi. Je te sentais sur le point d’aboutir dans ton projet. Tu validais les caractéristiques de ce personnage qui te hante. Je ne suis pas sûre de t’avoir été beaucoup utile, quoique tu dises. Je suis restée sur le bord du chemin, à te regarder te débattre contre cet ennemi imaginaire qui s’était emparé de toi. J’utilise le mot « ennemi », je n’en trouve pas d’autres. Il ne te laissait pas en paix. Tu aurais pu jouir en bon père de famille des avantages que te procurait ta situation professionnelle, profiter de ce déplacement en Chine, inviter ton épouse, visiter du pays, découvrir ces régions d’Asie qui t’attirent ; mais non, il a fallu que tu rentres rapidement, sous prétexte de présenter ton rapport à Londres. Egor t’obsédait. Il t’épiait, te surveillait, te provoquait, te jugeait, t’intimidait, te menaçait. Tu ne savais plus t’en passer, tu étais devenu dépendant. Sans doute ai-je joué, à ma façon, le rôle du miroir qui renvoie l’image, oblige à clarifier le brouillard de l’esprit, met des mots sur des ressentis. Processus connu et apprécié. Je suis heureuse d’avoir tenu ma place en te servant de boomerang. J’ai cherché à m’en acquitter de la façon la plus intelligente possible par le minimum de questions, en évitant l’insolence, en te lançant ici ou là des pistes, des interrogations.

Tu es venu à bout de la première étape de ton projet, tu tiens en main ton personnage. Sacré gestionnaire ! Se fixer un objectif, s’organiser pour l’atteindre, s’en donner les moyens, réussir. Je m’amuse à l’idée que tu t’es acoquiné pour ce voyage avec ta parfaite antithèse. Tu ne pouvais trouver profil plus différent de toi dans cette artiste sans le sou, empêtrée dans sa glaise, qui préfère le silence et le geste à la parole et l’écriture et qui, en général, ne parvient jamais à ses fins, travaillant sans être rémunérée, peinant à terminer ses œuvres, toujours insatisfaite. Egor est l’ogre de l’ego, bien joué. Ta démonstration me semble impeccable. Et juste. Une époque historique se clôt et ce personnage se dévoile dans sa monstruosité.

Quand je vois mes bonnes amies vivre au quotidien, je ressens les prémisses des temps à venir. Elles ont réappris les gestes de leurs grands-mères sans sacrifier les outils modernes. Elles ont renoncé à la visite superficielle des pays lointains, évitent de manger de la viande, sont attentives à réduire leurs déchets, ne cuisinent que des produits locaux, connaissent les secrets des plantes, militent ardemment dans des associations solidaires, prennent soin de leur corps et de leur esprit, surfent sur les applications les plus conviviales pour affronter les vicissitudes de la vie et rencontrer des complices afin d’agrémenter leurs journées et leurs soirées. Ce monde-là est en germe, plus sans doute que tu ne le penses. Il est mieux adapté à la vague démographique qui va déferler sur nous d’ici la fin du siècle. L’accouchement s’annonce toutefois délicat. Le fracas de l’actualité le balafre de sang et de boue. Ce serait une erreur de se contenter du reflet que les médias prétendent nous offrir chaque jour de nous-mêmes. Ils ne nous renvoient que les paillettes d’un Titanic qui s’enfonce lentement mais sûrement dans les flots. Un vieux monde disparaît, celui d’Egor. Comment s’empêcher d’imaginer dans quelques décennies les immenses tours construites dans les déserts californien et arabique à la fin du siècle précédent, si symboliques de cet âge d’or que l’Amérique triomphante a déversé sur les cinq continents en s’illusionnant ? Elle pensait offrir aux peuples un bonheur dont ils ne voulaient pas.  Elle semait la désolation, la solitude et le deuil. Ces immenses gratte-ciel, abandonnés, resteront vides, battus par les vents désertiques, jusqu’au jour où ils s’effondreront sous le poids de leur vanité puérile. L’histoire avance à son rythme et bien malin qui prétendrait en décrypter les ressorts. Elle demeure mystérieuse. L’essentiel ne se joue pas dans les événements qui accompagnent ou fracassent nos destins. Ils nous aveuglent, d’autant plus que nous vivons désormais les yeux braqués sur eux comme sur l’écume de la mer.  L’essentiel se vit ailleurs, dans notre façon d’accueillir la naissance, la souffrance et la mort, dans notre manière de glorifier la vie. Ceux qui construisent l’espérance sont les tisseurs de lien.  Et foin, Cher Georges, de ce qui nous blesse, cherche à nous opposer, attise la discorde. Les tisserands de demain sont à l’œuvre dans l’ombre, attentifs à panser, rapprocher et réconcilier. L’orge, disais-tu et j’en suis convaincue, pousse déjà en terre, sans qu’on la voie.

Reste à savoir qui, désormais, portera le ciel.

Je m’interroge sur ta quête, cet intérêt complexe pour ce héros. Je pressens la faille qu’elle cache.  Sans doute avons-nous chacun de ces blessures secrètes dont nous ne parvenons jamais à nous guérir tout à fait. Elles créent en nous le déséquilibre qui nous met en marche. J’espère de tout cœur que le cheminement que tu as entrepris depuis tant d’années et qui arrive à son terme avec ces dernières lignes t’aura permis de cicatriser cette plaie.

Pour le dire autrement, je ne pense pas que tu écriras ton roman. Tant mieux.

N’hésite pas à venir prendre un thé à l’atelier. Tu en profiteras pour m’acheter une statuette. Mes finances sont dans le rouge, comme d’habitude.

 Avec toute mon affection.

 Gloria

Ce chapitre clôt cette histoire. La semaine prochaine, je vous adresserai un dernier message.

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Patrice Obert