Cinquième partie : Egor.
Ma chère Gloria, me voici arrivé au bout de ce cheminement qui m’a permis de préciser mes idées et de cerner le personnage dont je souhaite depuis tant d’années écrire l’histoire. Tes conseils m’ont été fort utiles et, je dois le reconnaître, sans ton écoute patiente, ta confiance, tes brusqueries parfois, je me serais découragé. Je suis en paix avec moi-même et mes proches. Je pense être en mesure d’écrire ce roman que je nommerai « Egor ».
Je suis désormais convaincu qu’il y a chez lui la dimension qui l’élève au rang de symbole de notre époque. Egor est un ogre. Cette figure, présente dans notre littérature, a peu imprégné nos consciences, au point, chez nous, de ne pas avoir de nom propre, à l’inverse du Petit Poucet qui parvenait à déjouer ses plans et à lui échapper. La maladie d’Egor consiste à manger de jeunes enfants. En ce sens, il déplace la question omniprésente de nos jours de l’inceste et de la pédophilie, sujets vers lesquels le lecteur doit, au début du roman, se sentir orienté. Leitmotiv hélas quotidien de notre actualité et miroir de notre humanité brisée. Egor, par son Ogriété, infuse une autre dimension. Il est celui qui avale. Il est le symbole d’un Occident qui a dérapé dans sa liberté.
Nous traversons une période de turbulence. Les temps apparaissent tragiques, l’avenir bouché. Les humains ne changent que sous la contrainte. Pour qui s’intéresse à l’Histoire et a vécu la disparition de Ninive, la destruction du temple de Jérusalem ou la chute de Rome, c’est durant ces périodes que des bourgeons se préparent. Le genre humain appelle la bienveillance, je te conjure de le croire. Il y a derrière cette abstraction des hommes et des femmes comme toi et moi dans l’innocence de leur vie et l’ignorance de leurs destins. On peut espérer une humanité réconciliée et solidaire face aux fabuleux défis qui la menacent. Rien ne nous permet de désespérer. Egor, dont l’anagramme est gore et orge, dessine à son insu les deux faces de cette fable, le mal absolu et le grain qui germe.
Cette parenthèse de la Modernité aura été le temps de l’exil de Dieu avec l’apparition puis la domination de la vision utilitariste de l’humanité dans la violence exacerbée d’un ego se revendiquant maître du monde. Nous avons vu que les héros mythiques n’existent qu’en se dressant face à Dieu et que la raison profonde de leur grandeur tient à cette confrontation avec le divin. Ce qui traduit notre époque est le constat d’une déchéance dans le vide. L’Individu, gonflé d’avoir absorbé le monde, ses richesses, ses semblables et d’avoir laissé une Terre exsangue et une Humanité effrayée, cet humain mangeur d’humains, tombe dans le néant. Ce faisant, il n’a plus personne contre qui se révolter, ou à qui se plaindre, ou contre qui hurler. L’Ogre occidental a tout avalé. Il s’effondre sans regret, sans remords, avec pour dernière arrogance le goût morbide de laisser une planète invivable aux nouvelles générations.
C’est là, en ce point tragique, qu’Egor peut prétendre au rang de personnage mythique, dans l’absence de toute morale et la seule satisfaction gloutonne de ses envies. L’expérience occidentale devait être tentée ; Egor apparaître en fin de cycle pour manifester la barbarie de la civilisation technicienne lancée sans frein. Egor est le visage de l’Ogre de l’Ego, un Ogre qui se flatte de son désarroi, qui le revendique, qui n’a même pas souci d’un Dieu à affronter ou à blasphémer, ni d’un diable avec lequel signer un pacte n’aurait plus aucune importance.
C’est de ce personnage-là que je dois maintenant écrire l’histoire.
Georges