Cinquième partie : Egor.
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Va, Georges, avance, j’ai le sentiment que tu tournes en rond. Tu cherches à trop étreindre, tu t’éloignes du cœur de ta recherche. Ne tiens pas compte des remarques dont je t’ai fait part, de mes reproches. Je vois tes hésitations et tes atermoiements de mon balcon. Je donne des avis. Je ne veux surtout pas te perturber et te distraire de ton but. Poursuis à ta façon, fonce. Que t’importe les commentaires. Déblaie devant ta route, oublie ce qui te tire en arrière, repousse ce qui parasite ta quête. Toi seul peux la mener à son terme, tu n’es plus loin. Saute dans le vide.
Gloria
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Merci, Gloria, pour tes encouragements à persévérer. Je dois oublier STAN et son cortège d’hypocrisies, Shang Zhou et ses enfants maudits, ma famille et le calme rassurant et douillet de mon appartement parisien, l’image de Roger, le désarroi de mon père, le regard de maman. Jusqu’à toi. Je dois en finir, au plus vite.
Je voudrais te soumettre une ultime hésitation. Les personnages mythiques ne sont jamais féminins. J’ai beau réfléchir, je n’en vois pas. Les rares femmes qu’on identifie comme héroïnes sont associées à des hommes, Juliette à Roméo, Eurydice à Orphée, Yseult à Tristan, Hélène à Pâris, Pénélope à Ulysse ou Marguerite à Faust. Certaines se détachent par leur force de caractère. Antigone, décidée à offrir une sépulture à son frère, se dresse, au prix de sa vie, dans sa capacité de résistance. Son non traverse les siècles. Emma Bovary, héroïne littéraire contemporaine par excellence, accomplit la condition féminine. Mary Poppins, créée par Pamela Travers en 1934, offre le visage souriant d’une nurse aux pouvoirs magiques. Shéhérazade transgresse l’ordre masculin en se jouant du désir insatiable du vizir. Elle symbolise le pouvoir fantastique et libérateur de l’imagination et de la littérature, seules capables de repousser la fatalité tragique du destin. Elle consacre sa dépendance en cultivant son rôle de courtisane. Elle conforte la condition immémoriale dévolue à la femme depuis que le néolithique a fait des humains, non plus des chasseurs-nomades, mais des cultivateurs–sédentaires. Shéhérazade transcende les nuits par des histoires. Peut-on pour autant la transfigurer en mythe ? La femme s’est imposée en maîtresse du foyer et des enfants. Femme de l’espace privé, de l’alcôve, du caché, de l’éducation. Femme régnant sur le récit et la transmission et, à ce titre, autrement essentielle que l’homme batailleur, destructeur, toujours en quête d’ailleurs, volubile et occupant l’espace public.
Vénus émerge, seule figure féminine à s’extraire du panthéon antique. Ni être réel, ni fille de la littérature, elle s’impose comme allégorie de l’érotisme en en restant prisonnière. Dans cette fonction, les temps modernes sont parvenus à l’effacer et à lui substituer le visage d’actrices – Greta Garbo, Marylin Monroe, Brigitte Bardot – ou de stars contemporaines – Madonna, Lady Gaga, Mylène Farmer –. Las, la manipulation s’essouffle vite. Ces beautés humaines ne dépassent pas leurs rides. Elles s’éteindront avec ceux qu’elles auront emportés dans leurs rêves. Elles n’ont rien de ces mythes qui transcendent les siècles. Etrangement, il faut en revenir à Marie. Dans notre univers occidental, la Vierge, la Mère de Dieu, celle qui s’est offerte à l’Esprit, écrase les autres femmes dans la représentation collective. Encore est-elle un personnage historique. Elle ne surgit qu’en référence à son fils, Jésus, confirmant le leadership du masculin. Le plus surprenant vient que nos idoles modernes, construites en opposition radicale avec son image, s’inspirent de son nom pour la subvertir et tenter de devenir des icônes médiatiques. Mais en quoi cherchent-elles à devenir les gardiennes du mystère de ce que Dieu garde dans le secret ? La classification millénaire mère/courtisane – définie et imposée par les hommes – a pesé sur les destins individuels jusqu’à empêcher l’émergence de noms propres féminins parmi les héros mythiques. Finalement, c’est la femme elle-même qui incarne le mythe littéraire, là où les hommes ont eu besoin de recourir à une diversité de personnages pour explorer leur propre univers.
Ce qui se joue aujourd’hui dans la confrontation ô combien dramatique et essentielle entre la femme cachée et la femme exhibée dessine et détourne l’enjeu culturel majeur au cœur de nos sociétés. Ces termes restent hélas inappropriés pour esquisser l’avenir. Depuis que l’humanité est apparue, nous n’avons toujours pas su stabiliser la relation entre les hommes et les femmes. Quel paradoxe ! Quel aveu d’impuissance ! Nos mythes littéraires, en mettant sur le devant de la scène exclusivement des hommes, trahissent ce handicap. Il serait temps de changer le regard. La lente conquête par les femmes de leurs droits a pour premier effet de déstabiliser l’homme. Egor en atteste. Ce que, chère Gloria, nous avons découvert ensemble de sa relation avec son épouse confirme ce diagnostic : un voisinage inquiet et narquois devant le comportement de ce géant attentif au change de ses petites filles et soucieux de ménage, de travaux domestiques et de menus bricolages, alors que sa compagne assure les tâches dévolues par la tradition au mari, travail à l’extérieur, gain du revenu familial, représentation sociale. Le seul élément qui trouble la description tient à l’appellation même de cette femme « Le Rayon d’émeraude », dont je décrypte mal l’origine. Référence à sa personnalité ou à son regard ? Je ne sais. Désignation hautement paradoxale que le recours à un terme masculin ! J’ai pensé à un moment que le personnage mythique que je poursuivais, c’était elle, magnifié par sa capacité d’influence. Mais la brutalité de sa réaction aux soupçons pesant sur Egor, sa nature dominatrice ont balayé cette hypothèse. La tentative de faire émerger un personnage féminin mythique se complique une nouvelle fois. Sans doute est-il en germe, ailleurs, sous une plume inconnue, en ce XXIème siècle qui sera féminin, maintenant que les femmes donnent vie aux enfants, les élèvent, portent le poids du monde et tissent la paix entre Ciel et Terre ?
Une autre question me taraude. Aurais-je négligé les héros de Grimm, Andersen et Perrault ? Oublié Blanche-Neige, Cendrillon, Peau d’âne, la petite sirène et la petite fille aux allumettes ? Ou encore Pinocchio, marionnette fascinée par les rayons débordants de nos hypermarchés ? Finalement, l’obsession que je poursuis ne serait-elle, ni un homme, ni une femme, mais une enfant ? Ni Egor, ni le Rayon d’émeraude ! Aïcha La vivante ? Cette alternative m’obsède. Jamais l’âge de ces jeunes héroïnes n’est précisé dans les contes de fée. Ne sont-elles pas des adolescentes, à peine sorties de l’enfance, pas encore femmes, dans cet entre-deux troublant des Lolita, l’âge d’Aïcha. J’hésite à retenir cette hypothèse. Qui consacrerait-elle ? L’enfant-roi attisant les nostalgies aigries de nos sociétés vieillissantes et désabusées ? L’enfant-esclave d’un monde contaminé par nos déraisons ? L’enfant-tentation que nous adorons comme un veau d’or et que nous brûlons sur le bûcher de nos appétits féroces ? L’enfant-objet que les plus émancipés d’entre nous réclament d’acheter sur catalogue ? Ou l’enfant-exploité abruti de travail ? Aïcha, si brune et ardente, si vivante dans son prénom tissé d’Orient, si séduisante dans son sourire malicieux et ses yeux de braise, ne vient-elle pas nous confondre en nous présentant le visage d’une jeunesse sacrifiée ?
Georges