Qui portera le ciel ? Chapitre 41 et résumé de la quatrième partie avec texte intégral de cette partie.

Qui portera le ciel ? Chapitre 41 et résumé de la quatrième partie avec texte intégral de cette partie.

Quatrième partie : Le rayon d’émeraude.

Résumé de la quatrième partie

A la fin de la troisième partie, nous étions restés en suspens, attendant que des dénouements surgissent.

De fait, la quatrième partie commence par un aveu terrible, Egor a mangé sa fille préférée Aïcha. D’ailleurs, des aveux, nous en recevons d’autres dans cette partie :  Georges Fauconnier décrit la violence silencieuse et implicite qu’il a subie de la part de l’ami de la famille, Roger ; un ami dont sa mère mourante nie l’existence ; Gloria avoue qu’elle ne supporte plus cette histoire, elle en veut à Georges de sa position vis-à-vis des enfants de l’usine de Shang Zhou.

 Egor n’en finit pas d’obséder le narrateur ; il surgit lors de la visite de Georges et de son épouse à Auschwitz ; il réapparait dans les crimes esclavagistes qui ont fondé la puissance de l’Europe.  Mérite-t-il de devenir le héros littéraire poursuivi par l’auteur ? Question qui se brouille à l’évocation du rôle joué par l’épouse d’Egor, le rayon d’émeraude, qui donne son nom à cette quatrième partie.

L’étau se resserre : Egor a-t-il ou non violé Aïcha avant de la dévorer ?  Quels liens y a-t-il entre Aïcha et les enfants de l’usine de Shang Zhou ? Qui, finalement est Egor et quel rapport entretient-il avec le narrateur ?

Le RAYON D’EMERAUDE

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Gloria, combien d’heures suis-je resté assis en tailleur à côté d’Egor, ce géant paralysé et prostré ? Insupportable attente silencieuse. Tu finiras bien par parler, Egor, me disais-je en moi-même, m’avouer ce qui s’est réellement passé en ce soir d’avril où Aïcha La Vivante a disparu. Te dévoiler dans ta grandeur ou ta bassesse. Je dois te livrer un aveu qui me coûte, ma chère Gloria. Peu m’importe au fond le destin d’Aïcha la Vivante. Je ne la connais pas. Jamais je ne la croiserai. Elle restera toujours pour moi un prénom sur une page, la fille mystérieuse d’Egor. Bien entendu, son sort m’apitoie, je ne suis pas indifférent à ce qui lui est arrivé. Mais, pour être honnête avec toi – j’en ressens de la honte -, d’elle, je me contrefiche. Demain, je l’aurai oubliée. Comme j’aurai effacé de ma mémoire les enfants de Shang Zhou et la petite Meï, dont j’ignore la vie, si elle est toujours l’esclave préférée de l’ancien directeur de l’usine, si elle est exploitée dans les bordels de Shanghaï ou si elle a pu fuir vers l’Europe ou les Etats-Unis. Par contre, cette histoire qui me tient aux tripes, me tenaille depuis des années, m’éveille la nuit et me poursuit le jour, dépend de la réponse d’Egor. Il n’est qu’un pauvre type, un vulgaire dissimulateur, un sale violeur de fillette et mon projet s’écroule. Qui imaginera qu’un tel scélérat porte des valeurs qui le hausseraient au niveau d’un symbole ? Comment prétendre nimber ce personnage d’une stature de mythe ? Personne ne lira mon torchon ravalé au rang des pages les plus sordides du Sun magazine. Il doit ouvrir son sac, cracher sa part de vérité.

Combien d’heures ai-je monté la garde près de lui, plus obsédant qu’un miroir, plus accablant que le Commandeur, plus exigeant que Méphisto réclamant son dû ? Jusqu’au moment où, de la caverne de sa poitrine, une voix sourde s’est élevée pour venir mourir à mes oreilles tendues et tremblantes.

Ce soir-là, en ce mois d’avril, tandis que le soir tombait paisiblement sur la Terre, Egor avait dîné chez lui, seul. Ses sept princesses avaient été invitées chez des camarades et elles étaient parties ensemble, joyeuses et parfumées. Egor avait lu tard avant de se coucher. Avant de rejoindre sa chambre, il avait eu envie de respirer l’air de ses filles, de se rassasier une nouvelle fois de leurs univers, les petits objets posés sur leurs tables de chevet, les pyjamas pliés sous les oreillers, une chemise de nuit en tas sur un traversin. Besoin de passer le regard et la main sur leurs vies. Aïcha la Vivante dormait sur son lit. Il s’était arrêté, surpris, et l’avait regardée, contemplée. Sa peau brune, ses paupières fermées sur ses yeux ardents, ses lèvres rosies qui vacillaient sous l’hésitation de son souffle, ses cheveux épais et tressés, plus noirs que du charbon. Elle portait une chemisette qui laissait apparaître la tendre amorce de sa poitrine naissante et un short très court. Ses jambes repliées sous son corps n’en paraissaient pas moins longues et fines. Ses chevilles délicates dégageaient des pieds d’enfants pourtant nacrés d’ongles sanguins. La Vivante ! Aïcha donnait sens à sa vie. Une préférence qui s’était imposée à lui, depuis le premier jour, il n’y pouvait rien. Il avait bien essayé de s’ôter cette idée de la tête mais cette évidence s’était affirmée de jour en jour. Il avait fini par admettre la simplicité de cette complicité qui les liait. Il ne l’en favorisait pas pour autant, du moins voulait-il s’en convaincre. Il se sentait respirer, agir, être et aimer à travers elle. Elle incarnait son bonheur. 

Il se souvenait s’être extasié devant sa beauté. Il devait être attentif à ne jamais la lui faire remarquer. Elle risquerait de perdre toute modestie et de jouer la racoleuse à son égard, comportement qu’elle observait déjà, sans doute de façon inconsciente. Il le ressentait parfois, non sans une certaine gêne agrémentée toutefois d’un indicible plaisir. Sa fille, sa douce préférée, sa princesse superbe, il l’aimait si fort, si tendrement ! Il se savait incapable du moindre mal à son égard. Il s’était approché d’elle, s’était assis sur le rebord du lit et peut-être avait-il posé sa main sur sa jambe. Il avait senti le doux et fin duvet. Chaleur de ce corps adolescent, où bouillonnait en silence une sève prête à éclore. Alors, sans comprendre, il avait tiré de sa poche le couteau qui l’accompagnait et avait tranché la gorge de la fillette d’un coup vif et sûr. Puis, sans attendre, il l’avait mangée.

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Ô Gloria, quel aveu ! Je suis resté désemparé. Sans mot. Qu’aurais-tu dit, toi ? Il m’a regardé longuement, ne cherchant ni ma colère, ni ma condamnation, ni mon pardon.

Le monde déborde de gens qui n’ont de cesse d’avaler leurs semblables. Leur vie est déformée par cette ambition, grossir démesurément. J’ai pensé à une fable racontée par Topime. Connais-tu ce personnage qui agissait « de la meilleure façon » ? Personne ne l’écouta, le laissant s’empaler sur les pointes acérées d’une clôture. Il disait « Les humains n’eurent qu’un but : devenir très gros. Ils avalaient les fleurs qui sont si belles et sentent si bon, les animaux qui donnent le lait et les œufs, les objets qui rendent de grands services. Ils avalaient même leurs amis avec lesquels ils aimaient rire. C’était plus fort qu’eux, tout posséder ». Cet extrait m’était venu à l’esprit. Il s’était imposé à moi. Une évidence brutale, qui m’était tombée dessus et m’avait submergé. Une rage folle m’aurait poussé à m’écrier, m’insurger, traiter Egor de monstre, mais cette pensée-là m’avait paralysé au point que j’étais resté silencieux, incapable de m’indigner, de m’enfuir ou de le frapper.

Ces gens qui avalent leurs semblables, on en croise chaque jour. Des concitoyens anonymes, horribles, prêts à tout pour écraser les autres, s’enrichir, obtenir leur dû, satisfaire leurs caprices. La plupart vivent libres.

Parfois, ils ne s’en rendent même pas compte, ils supprimeraient leurs voisins d’un trait de plume. Ils ne les supportent plus, rêvent de les voir morts. Ils n’osent ni le dire, ni se l’avouer. Ce sont des assassins et la plupart vivent libres.

Je regardais Egor et je pensais aux enfants de l’usine de Shang Zhou et à la petite Meï.

Je croisais le regard d’Egor. Ses yeux exprimaient sa conscience d’un effroyable gâchis. Dès le premier instant, il avait su que les fils d’or qui le reliaient à ses six autres princesses se déliteraient et tomberaient.

Je pensais aussi à l’étrange parole de celui qui parlait de lui-même en se désignant comme « le pain de vie ».

Voici, ma chère Gloria, les pensées qui m’ont traversé ce matin-là quand Egor m’a avoué son étrange méfait. Mérite-t-il qu’on en fasse un livre ? De là à l’ériger en mythe !

J’ai besoin de ton aide et de tes conseils.

Je suis allé vomir.

Georges

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Jean est mort. Je l’ai appris par un copain. Cet ami de toujours vivait dans mon quartier, à deux rues de chez moi. Un grand et bel homme, aux cheveux blancs ondulés, veuf depuis des lustres. Je le savais malade. Je lui passais un coup de fil de temps en temps. « Ça va, Jean ?». « Mais oui Gloria, je suis un peu fatigué ». Jean, fatigué ? Pour qu’il le reconnaisse, il fallait qu’il marche sur les genoux. Un hyper actif, levé à cinq heures du matin, lisant trois heures avant de prendre un robuste petit-déjeuner, passant son temps à étudier et à s’occuper des autres, sans jamais se lasser, couché à minuit. Qui peinait pouvait l’appeler à n’importe quelle heure de la journée pour lui demander un renseignement, un service. Il répondait présent. Avec le sourire. De tel serviteur de la vie, je n’en connais pas. De mémoire, je ne l’ai jamais vu se mettre en colère, jamais entendu médire d’un voisin, trouvant toujours une excuse, une explication, une solution. Le cancer s’était emparé de lui il y a quelques années. Il avait été obligé de ralentir son rythme. S’endormir plus tôt, se lever plus tard, éviter les sorties, arrêter de courir d’un lieu à l’autre. Jean est mort et je me souviens m’être dit, il y a à peine quelques jours, que je devrais prendre de ses nouvelles. Mon dernier appel commençait à remonter. Comme j’ai été négligente ! Comme je m’en veux ! Jean mourait à deux pas de chez moi et je n’ai rien fait, pire, je n’ai rien su. Je l’ai abandonné. Que valent les belles paroles qu’on se raconte pour se justifier quand on ignore l’agonie d’un proche ? De quel poids pèse une vie oublieuse d’un ami ? Trop de travail, trop de souci, trop de priorités illusoires. Je me sens nulle et je n’arrête pas de pleurer. Trop tard, ma vieille, trop tard.

Georges, sois attentifs à ceux que tu aimes. Ne te laisse pas pourrir la vie par des conneries. Jean est mort et jamais je ne me pardonnerai mon égoïsme.

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Je suis passé à la maison. Maman m’a reconnu dans un demi-sourire. Je n’ai pas pleuré. Je fondais. Je me suis assis près d’elle, lui ai pris la main avec douceur. Quelle tendresse je ressentais pour cette vieille dame ! Adossée à l’oreiller, le ventre bombé, elle semblait paisible. Parfois, une crispation de son visage dévoilait le mal pernicieux qui forait ses intestins. J’ai serré sa paume entre mes doigts. Papa s’est assis de l’autre côté du lit. Elle nous regardait d’un air las mais apaisé, ses deux hommes près d’elle, chacun lui tenant une main. Je lui ai donné des nouvelles de ses petits-fils. Elle semblait ne pas entendre, je savais qu’elle enregistrait avec précision mes paroles. Maman m’a toujours impressionné. J’ai regardé mon père. Ses yeux absents trahissaient son désespoir. Papa n’était pas là, avec nous. Il avait disparu dans l’au-delà du réel, l’inimaginable avait pris corps et le tétanisait. J’ai tourné la tête et je me suis accroché au regard de Roger.  L’ami de toujours, l’ami intime de la famille, le frère d’arme, trônant dans sa photo sur la table à côté de nos portraits familiaux. Je n’ai jamais percé le mystère de sa présence dans notre intimité, le rapport consubstantiel qu’il entretenait avec mon père. Je n’ai jamais osé interroger maman sur les raisons qui l’avaient conduite à tolérer cette intrusion d’un tiers dans notre trio. Je n’ai jamais évoqué avec mes parents l’œil dévastateur que Roger allumait sur moi en me transperçant de ses prunelles de braise. Jamais.  Aucun mot, aucun geste, aucune menace, aucune violence.  Seule, la lame de son regard, plus acérée et concentrée qu’un rayon laser. Déshabillé de l’intérieur, j’ai vécu dans notre maison dans un état d’impudicité invisible, à la merci d’un homme chéri et adulé dont la main pouvait me briser. Je la sentais en permanence m’envelopper et m’arracher le cœur.

Pardonne-moi cet aveu, Gloria. J’ai quitté la maison transi, ignorant si je reverrai vivante ma si chère maman. J’avais besoin de te confier ce moment figé, nous trois, en peine, et moi traversé par l’obsession de Roger.

Nous nous sommes rendus avec mon épouse à Cracovie pour un long week-end. J’ai pris plaisir à déambuler dans la vieille ville historique, à entrer dans ces églises baroques qui étonnent par la virtuosité des déhanchements des angelots dorés et des saints de pierre, à cheminer le long du planty ;ils appellent ainsi ce grand espace herborisé qui ceinture les quartiers moyenâgeux et s’est développé sur l’emprise des anciennes fortifications quand celles-ci ont été arasées. Nous avons longé les courbes tranquilles de la Vistule qu’empruntent les cyclistes, les badauds et autres promeneurs, touristes en goguette, adolescents amoureux. Cette ville surprend par son calme. Jean-Paul II, le saint homme, y surgit à chaque croisement de rue, jeune séminariste en tenue de scout, archevêque de Cracovie, pape sportif, puis géant blanc écroulé sous la balle de son agresseur bulgare, enfin vieillard aux gestes lents. Dans son regard, toujours la même ardeur, la même fermeté. Nous nous sommes recueillis dans la synagogue Remu, la seule du quartier à être encore utilisée comme lieu de culte, alors que les voisines ont été transformées en centres culturels. La traversée du cimetière juif a été éprouvante, avec ses tombes brisées par les nazis. L’alignement a été maladroitement rétabli. Le mur d’enceinte a été reconstitué de bribes de pierres tombales sur lesquelles on devine en langue hébraïque des fragments de prénom et de louange au Dieu éternel. Nous nous sommes régalés de bortsch et de goulasch dans les restaurants qui animent la rue Serozka du vieux quartier juif et j’ai failli pleurer, chère Gloria, oui, j’ai failli pleurer en écoutant la voix grave qui sortait des entrailles de la jeune femme blonde qui chantait pour nous des mélodies klerzmer, voix douloureuse qui s’élevait dans l’accompagnement discret d’un violon, d’un accordéon et d’une contrebasse.

Nous nous sommes rendus à Auschwitz, à une heure en car de Cracovie. Arbeit macht frei a été conservé au-dessus du portail du camp de concentration d’Auschwitz I, dont la taille réduite m’a surpris. Face à l’étendue sans fin de Birkenau, camp d’extermination d’Auschwitz 2, je suis resté muet. Je voyais défiler devant moi des hommes et des femmes décharnés, des vieillards et des enfants squelettiques. Leurs visages exsangues se tournaient lentement vers moi et leurs yeux angoissés me dévisageaient tristement. Alors que j’étais parti là-bas pour oublier Egor et son terrible aveu, les ouvriers et ouvrières de l’usine de Shang Zhou et les péripéties de Meï, voilà que ces corps atrophiés et martyrisés me bouleversaient. Je pensais à toutes les Aïcha basculées en quelques jours dans cet enfer et avalées par la monstrueuse machination de mes semblables. Nous avons quitté Auschwitz précipitamment.

Egor m’obsède. Je suis écartelé entre sa douleur et ma répulsion. Il souffre, je le ressens intimement. Je le vois, dressé sur ses moignons, frappant les murs de sa chambre de ses poings noircis. Des larmes coulent de ses yeux. Contre qui se bat-il ainsi ? Contre qui murmure-t-il des paroles inaudibles en posant son visage contre la paroi froide qui l’écrase ?

Une image me traverse. Il court la campagne, Egor bondissant des jours heureux, géant aux bottes virtuoses, colosse à la chevelure dansante. Il saute de ville en ville, enjambe les clochers, se rit des autoroutes et des gares qui étendent leurs tentacules en réseaux envahissants. Inaccessible, intouchable. Mais où vole-t-il ainsi ? Il n’avance pas au hasard, il marche avec vigueur, avec une ardeur effrayante, attiré par une force supérieure qui le guide, lui fait déjouer les pièges des cols et des montagnes et le conduit d’une main ferme dans cette localité peu connue, dans cette rue banale, ouvrir la porte d’une maison et cueillir dans le silence de son sommeil une fillette endormie ; et là, sans hâte mais avec une froide détermination, sortir son couteau, lui trancher la tête et l’engloutir.

Voilà ce qui emplit les pensées d’Egor et le terrasse, le souvenir de ses chevauchées nocturnes, quand l’appel de la nuit retentissait de façon si pressante qu’oubliant toute prudence il quittait la demeure de ses sept princesses pour parcourir le pays en quête de proies innocentes. Combien de fois est-il sorti ainsi, après avoir caressé le front de ses fillettes endormies, et a-t-il glissé ses jambes dans ses bottes pour disparaître d’un saut, superbement ivre de liberté, sûr de son invincibilité, agneau devenu requin, envahi par un besoin irrépressible de dévorer la fleur de la jeunesse ? Combien de fois a-t-il subrepticement quitté la douceur de la maisonnée pour s’en aller errer dans les quartiers louches et noirs des capitales, la narine palpitante, la lèvre frémissante, les sens en éveil, en quête d’un corps tendre ? Combien de fois, repu, est-il revenu en titubant de pleurs, manquant de renverser les tours humaines dressées vers le ciel, contournant les grands stades phosphorescents où des lutins s’agitaient sous les clameurs, effleurant de la main les coupoles dorées. Ses larmes déversaient des averses sur les agglomérations surprises tandis qu’il rentrait chez lui. Il posait sur ses fillettes un regard douloureux puis enfouissait son délire apaisé dans le creux de son oreiller pour échapper à ce cauchemar qui le saisissait régulièrement à la gorge et, demain, l’entraînerait dehors, malgré lui. Le parfum innocent des chairs vierges reviendrait le hanter. Dans son âme de père aimant, s’imposerait de nouveau le visage monstrueux de l’Ogre.

C’est contre ses ancêtres qu’Egor crie en frappant de ses poings meurtris les murs de sa chambre. Contre la loi d’airain du destin qu’il vocifère en dressant sa taille mutilée, contre la tragédie absurde de la vie qu’il hurle. Qui sont-ils, ceux qui ont inoculé dans son sang ce désir impétueux ? Ils se sont ri de lui en versant dans ses entrailles ce poison terrible qui le submerge certains soirs et auquel il est incapable de résister. Ascendance maudite, succession de femmes et d’hommes qui se sont aimés, ont forniqué dans la noirceur des nuits, ont frotté leurs corps de silex pour enfanter dans un éclair de jouissance le démon inscrit dans ses veines. Il brandit sa silhouette amputée contre les générations descendues de la nuit des temps imposer leur diktat désuet mais implacable, contre ces lignées croisées qui emprisonnent sa pauvre existence de leurs chaînes hélicoïdales. C’est contre son père et sa mère qu’il pleure, effondré, le corps traversé de hoquets ; ce père et cette mère tant aimés, morts en emportant la clé de leur mystère, impuissants devant le travestissement de leur propre amour, muets d’effroi et de stupeur devant leur fils. En guise de talisman, pour conjurer le sort et briser la promesse de l’élection, ils n’ont su que lui donner cet étrange nom. Une façon de transmettre le plus fabuleux des secrets, celui qui éclaire l’existence, qu’on ne comprend que trop tard, quand l’irréparable a été commis. Oui, sans doute, se dit Egor, ils savaient, eux.

Georges

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Je reviens de Londres où j’ai été convoqué à la Direction générale–Europe. Tu le sais sans doute, Gloria, STAN est une compagnie américaine. Ça va de soi pour moi, mais peut-être l’ignorais-tu ? Les firmes internationales sont déconnectées de tout territoire, elles pourraient être basées à Monaco, Guernesey, Panama, Andorre ou sur une île Vierge perdue dans le Pacifique, personne n’y prête attention sauf les actionnaires, bien trop contents de minorer leurs impôts dans des paradis fiscaux affranchis des règles du savoir-vivre collectif. STAN est possédée par des capitaux américains et je dépends personnellement de la direction Europe qui est basée à Londres au cœur de la City. En rejoignant le siège, je suis passé devant Saint Paul, cette colossale église anglicane qui dresse le dôme de Wren à quelques enjambées de la Tamise dans l’axe de la Tate Modern. Des types improbables occupaient le parvis, regroupés dans des tentes pliables qui formaient un tapis précaire devant la masse de la cathédrale. Une foule d’exclus avait planté ses semelles sur ce parvis bordé de luxueuses boutiques. La mondialisation dessine de nouvelles cartographies et l’archipel des Indignés n’est pas le moins étrange, qui relie les places du monde riche et celles du monde pauvre. De la place Tahrir à la piazza del Sol, de Wall-Street à la City, des boulevards de Caracas aux ronds-points de France, voici que naît un nouveau prolétariat, une révolte qui dit NON, un cri que nos sociétés ne parviennent plus à bâillonner. Les invisibles de l’intérieur se sont levés, je crains que leur nombre ne cesse d’augmenter. J’ai traversé cette cour des miracles en lisant les exhortations et les appels collés sur des mâts, en parcourant l’inattendue librairie organisée entre trois murs de toile. Un jeune type parlait à un micro. Des touristes étonnés se mélangeaient à des Londoniens pressés tandis que des curieux déambulaient entre les tentes, lâchaient un sou de solidarité, esquissaient une discussion avec quelques barbus convaincus. Je suis entré dans le hall luxissime de STAN avec de la boue collée à mes chaussures.

J’ai expliqué au directeur général adjoint mes propositions. Nous sommes d’accord sur l’essentiel. Il est hors de question de céder à la demande d’augmentation des salaires, dont la contagion serait dramatique pour STAN, avec des effets domino susceptibles de mettre en péril notre leadership mondial et de paniquer nos financeurs. Lui et moi, si nous sondions nos cœurs, nous moquons des actionnaires, organismes lointains, fonds de pensions sans âme, boîtes d’assurance dirigées par des gestionnaires obsédés par les résultats de STAN. Leurs top-managers, mon DGA et moi sommes convaincus que nos paies sont intimement liées aux dividendes que nous pourrons verser sur les comptes en banque des millions de souscripteurs privés qui ont placé leurs économies chez eux, sans le savoir, à travers des Fonds de placement dont ils ne comprennent rien. Les inconscients espèrent un bon retour, de façon anonyme, sans avoir à mettre les mains dans le cambouis de la finance. Petits capitalistes minables et intéressés qui exigent toujours plus de rendement en oubliant, ou en faisant mine d’oublier, que leurs fils iront bientôt grossir le flot des indignés laminés par les politiques absurdes téléguidées par cet enchevêtrement sordide de world compagnies. Ils ne se rendent même plus compte qu’au bout du bout de la chaîne les enfants de l’usine de Shang Zhou crèvent de notre système.

Nous étions d’accord sur l’impossibilité d’accorder les 7% d’augmentation réclamés. J’ai plaidé pour que le directeur applique une série de préconisations, qui amélioreraient sensiblement la vie quotidienne des gosses, je veux parler des ouvriers, tu m’as compris : mettre à disposition des savons pour qu’ils puissent se laver après le job, installer des sèche-mains électriques, fixer des pales aux plafonds, distribuer des gants en plastique ultra fin pour éviter les infections liées à la colle ; enfin, parce que nous avons une vision à moyen terme et que nous sommes attentifs à notre Responsabilité Sociale d’Entreprise, conclure un partenariat avec le département recherche de l’université voisine de Shenzhen, bien notée au classement de Shanghaï, afin d’étudier puis commercialiser une colle qui n’adhère pas à la peau. Le DGA a été d’accord, surtout sur la dernière proposition, qui contribuerait au bilan de STAN en matière de développement durable en nous ouvrant de nouveaux marchés. Il a tiqué sur les sèche-mains électriques, trop chers, peu vendables à l’opinion publique européenne par ces temps post-Fukuyama et incompatibles avec notre nouvelle politique d’énergie renouvelable. J’ai bien discuté un peu. Ils ont là-bas des centrales thermiques. Mais le DGA m’a dit que les gens, ici, ne verraient pas la différence et comprendraient « atome », c’était donc non. Quant au charbon… Je n’ai pas insisté. Les enfants de l’usine de Shang Zhou auront du savon et peut-être des gants, du moins pendant quelques mois. Je suis ressorti assez content. J’ai dégoupillé la crise. J’ai su arracher quelques concessions sans remettre en cause nos équilibres globaux. Je pense que ma prime de fin d’année en sera arrondie. J’aurais préféré obtenir les sèche-mains électriques, finalement, ça ne coûtait pas si cher. Encore une occasion ratée.

En sortant du siège, j’ai gravi les marches de l’escalier qui mène à la cathédrale Saint Paul. Je suis entré. Je ne sais pas pourquoi. L’immensité de la nef m’a impressionné. Je me suis glissé entre deux rangées de chaises, suis resté debout. J’ai cherché à réciter un « Je vous salue Marie » pour maman. Les mots ne me sont pas venus.

Avant de prendre l’Eurostar, j’ai demandé à un taxi de m’amener au musée des Docklands. Des amis m’avaient signalé les aménagements réalisés dans le quartier de CanaryWarf et la qualité de l’exposition permanente consacrée à l’histoire du port de Londres depuis l’antiquité. Une superbe réalisation ! Si tu as l’occasion de passer par Londres, n’hésite pas à y faire un tour. L’essor de la cité est très bien expliqué, des ruelles glauques sont reconstituées, les progrès de la navigation sont illustrés avec intelligence. Des tableaux décrivent l’activité maritime sur la Tamise, à l’image de ce que l’on connaît pour Venise à travers les peintures de Guardi ou de Canaletto. Evoquer Londres, cette cité-monde devenue l’emblème de la suprématie anglaise, permet de raconter l’empire britannique. Les conservateurs n’ont pas hésité à consacrer un étage entier à la façon dont les marchandises s’échangeaient dès le XVIème siècle entre l’Inde, friande de pacotilles et d’argent, les rois africains, avides de fusils et de tissus, les Amériques et les Antilles, assoiffées de main d’œuvre, tandis que les armateurs regroupaient dans les ports européens matières premières, or, tabac, café et canne à sucre, en dressant le compte minutieux et sidérant des hommes, femmes et enfants noirs transférés à travers l’Atlantique. Les mécanismes de l’esclavage y sont décrits en détail, preuves d’un système déjà mondialisé d’enrichissement inégalitaire. Sais-tu qu’il n’a été aboli qu’en 1833 en Angleterre ? En France, il a fallu que nous nous y prenions à deux fois et la bonne n’est finalement intervenue qu’en 1848. J’ai trouvé très claire cette présentation, qui s’appuie sur des relevés de compte, des témoignages et des citations de personnalités de l’époque, négociants, philosophes, économistes. Des cartes didactiques, adossées à un système de jeux pédagogiques, permettent aux classes, par exemple des jeunes de Birmingham, de se rendre compte de ce qu’était à l’époque la répartition des flux commerciaux entre les quatre continents et l’exploitation des pays du sud par les impérialismes. Quel aveu !

Georges

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Je me souviens des jeudis après-midi. Nous n’avions pas classe et je restais avec maman à la maison. Elle s’activait dans la cuisine. Je m’asseyais sur le tabouret, près du plan de travail. J’avais rédigé en maugréant dans mon cahier le brouillon de la rédaction que je devais rendre le vendredi à notre professeur de français. Je lui lisais le sujet puis ma première mouture, elle me corrigeait. Nous passions beaucoup de temps à cet exercice. Attentive, pédagogue, en bonne institutrice, tout en faisant rissoler ses pommes de terre, elle m’amenait à comprendre l’illogisme d’un plan, le caractère bancal de mes trois parties, le manque de lien entre mes paragraphes. Je râlais, conscient des lacunes de ce premier jet. Je m’installais à ma table et je réécrivais les passages à modifier. Je revenais la voir, m’asseyais de travers sur le tabouret, attrapais un gâteau sec. Elle laissait toujours des friandises dans une assiette, une tranche de cake, une part de tarte. Aussi gourmande que moi, elle savait que je passerais par-là et que je grappillerais quelques bonbons ou sucreries. Elle m’écoutait ânonner ma nouvelle version puis, tout en me complimentant et en glaçant une sauce, elle soulignait quelques inexactitudes, des mots maladroits, une expression déplacée, une répétition. Je rayais, raturais, parfois je protestais en défendant ma rédaction. Nous discutions, argumentions.

  • C’est ta responsabilité, me disait-elle.

Nous reprenions l’ensemble du texte. Harassé, une fois que tout semblait plutôt cohérent, pas trop mal fichu, je filais dans ma chambre pour recopier au propre en essayant de ne rien perdre des corrections. J’obtenais de bonnes notes, dont je tirais fierté sans ignorer que je lui en devais la moitié. Je savais moins que j’apprenais mon métier. Souvent, maintenant, je me dis qu’elle me préparait à écrire l’histoire d’Egor.

Maman se meurt. Je suis passé la voir à mon retour de Londres. Elle était allongée sur son lit, dans cet appartement dans lequel elle aura vécu toute sa vie. Elle se tenait assise, adossée contre un coussin, si maigre désormais, le ventre bombé sous la pression du cancer qui l’a rongée et a fini par la terrasser. Son visage est resté lisse malgré les années, elle a gardé ses grands yeux clairs et son beau sourire. Ses paupières lui pèsent. Je lui raconte mon déplacement, lui donne des nouvelles de la famille. Je sais qu’elle m’écoute et me comprend. Elle m’interrompt, corrige la date de naissance d’un neveu que j’ai confondue. Je la regarde et je m’émerveille de sa lucidité. Elle me souffle « j’ai peur de souffrir ». Je lui prends la main. Jadis, enfant, à la fin du dîner, souvent, je me levais de table et je venais m’installer près d’elle, genoux sur la moquette, entourant ses épaules de mon bras, ma tête contre sa douce chaleur. Un jour, alors que l’adolescent commençait à regarder les filles d’un autre œil, j’ai cessé de m’accouder à elle. Je caresse sa main et je me penche vers son corps meurtri et essoufflé qui peine à respirer. J’enlace son corps de mes deux bras et je pose ma joue contre la sienne. Nous n’avons pas besoin de parler. Avec douceur, je l’embrasse tandis qu’elle passe sa main flétrie sur mes cheveux en murmurant :

  •  Mon petit, mon petit.

 Je m’approche de son oreille.

  • Nous sommes avec toi, maman.
  • Que de l’amour. Que de l’amour autour de moi.

Je reste silencieux. J’entends un filet de voix.

  • Il pleure, il pleure.

Je prends conscience des larmes qui coulent dans mes cils. Comment les voit-elle, elle dont les yeux exténués sont fermés ? Alors, pressant ma tête contre la sienne, tout bas, je lui demande :

  • Comment le sens-tu, maman ? 
  • Je le sais, dit-elle d’une voix faible, je le sais.

Je m’abandonne aux sanglots qui éclatent soudain, malgré moi.

Elle ajoute d’une voix épuisée :

  • Georges, mon petit, je tiens à te dire… Cette question te taraude, si, si… Tu n’oses pas m’en parler. Mais je te connais mieux que toi-même. Roger n’a jamais existé, jamais.

  Hier, en passant la voir, j’ai eu le sentiment étrange de lire le masque cireux de la mort sur son visage. Entre nous, la paix, profonde et dense. Nous sommes restés assis l’un à côté de l’autre, sa main froide dans mes mains. Je lui ai soufflé, dans une inspiration qui m’a surpris :

  • Tu as été ma première coach.

 Elle a ouvert les yeux, étonnée. Elle m’a souri d’un air las. Je suis sûr que nous nous sommes compris, elle qui m’a lu tant de livres et qui a toujours pressenti, bien avant moi, que j’enfanterais un jour cette histoire sur laquelle je travaille aujourd’hui. Elle ne savait pas, ni moi, que le jour où Egor serait reconnu, ce jour-là, elle serait morte.

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Georges,

J’ai pris quelques jours de vacances. Tes histoires finissent par me fatiguer. Je ne comprends pas ton obstination, tes débats intérieurs, cette responsabilité que tu t’imposes quand personne ne te demande de porter sur tes épaules le poids du monde. Vous êtes bien de ce bois, vous, les hommes, à vous croire chargés de missions providentielles. Comme si la planète attendait votre intervention, comme si l’humanité allait s’effondrer dans le néant si vous n’agissiez pas ! Vous me faites rire. La force inconsciente du collectif, le mouvement magistral impulsé d’où on ne sait et qui nous mène, voilà, selon moi, des réalités bien plus tangibles. Certes, elles ne mettent pas en valeur le petit talent de tel ou tel puisque c’est l’ensemble qui avance, parfois dans la cacophonie. Je crois beaucoup à la leçon que nous donnent les spermatozoïdes. Les tentatives de chacun restent vaines si la masse ne joue pas son rôle. Elle seule permet à l’un de franchir la paroi de l’ovule devenue soudain poreuse par l’effort de tous. Le « Tous pour un », le « Chacun pour tous », voilà ce qui a sens pour moi, et non le chacun pour soi qui détricote l’avenir.  Aussi, ton obsession pour Egor, si elle m’amuse parfois, m’irrite et me distille un goût amer dans la bouche.

D’autant que mon Russe s’est évaporé. Je me retrouve les bras vides en cette fin d’année. Igor était arrivé de façon imprévue, bousculant mon emploi du temps, chavirant mon quotidien, allumant des guirlandes de lumière dans ma vie. Je m’en défendais, je refusais ce miracle, je me méfiais de cette chaleur qui embrasait mon ventre quand il me prenait dans ses bras, tantôt violemment, parfois tendrement, et qu’il me laissait pantelante, épuisée et ravie, la tête dans les étoiles et le corps rajeuni. Une fois de plus, me voici seule. Larguée ! D’habitude, c’est moi qui pars ou plutôt qui ferme la porte. Je me rends compte aujourd’hui combien être lâchée en plein vol est une épreuve terrible. Du coup, je m’en veux pour mes amants que j’ai expulsés par le passé. Je ne mesurais pas la douleur de la séparation. Être abandonnée… le pire des drames ! Je savais que cette histoire ne pourrait se conclure que de cette façon, mais j’avais lancé la bobine du cinéma. Malgré moi, je m’étais mise à imaginer l’impossible, à y croire. Croire à quoi, d’ailleurs ? A une passion qui ne finirait pas ? A un quotidien heureux qui s’installerait benoîtement dans la longue durée ? Pouah, les deux images me révulsent. Finalement, Igor a bien fait de me fuir, il m’a évité de le bannir.

Je suis donc partie au tournant de l’année loin de Paris, des fêtes joyeuses, des décorations lumineuses, des repas gargantuesques. Avec deux amies, qui ont elles aussi jeté hommes et amants depuis belle lurette, nous avons loué une petite voiture et nous avons filé vers les côtes froides de Normandie, au-delà de Caen et d’Avranches, là où une guerre d’usure voit s’étriper depuis des lustres Bretons et Normands sur la possession du Mont Saint Michel. Une brume à couper au couteau envahissait le ciel tandis que la nuit tombait lourdement. La navette, deux phares jaunes délavés, a surgi au loin et s’est approchée. Nous sommes montées. La masse du Mont est progressivement apparue, transpercée de quelques lueurs. Des liserés de lumière soulignaient le contour des remparts. Le froid nous piquait, vif. Nous avons gravi les marches. Quelques boutiques ouvertes proposaient des espaces lumineux, privés de badauds. Dans quelques restaurants vides, des serveurs dressaient les tables. Privilège si rare d’être seule au Mont Saint Michel ! Je savourais le plaisir de ces escaliers désertés par les touristes. On ne devrait jamais s’y rendre en été. L’abbaye avait portes closes. Je garde de mon adolescence le souvenir de murs épais et froids, du vent qui souffle sans relâche derrière l’étroite fenêtre d’une cellule refermée sur le monde, du silence envoûtant qui envahit, du temps qui s’arrête.

J’ai regretté de ne pouvoir visiter une nouvelle fois les vastes salles aux colonnes puissantes, le réfectoire glacial strié des lumières du jour, le cloître plongeant dans la baie, l’horizon qui se déploie dans le cri des mouettes en une étendue impossible à délimiter du regard. Le sable, la mer et le ciel se rejoignent dans une ligne imperceptible où plus rien ne se distingue. Je me suis souvenue d’un baiser de sel qui m’avait émue et laissée transie. Le brouillard descendait sur l’abbaye. Déjà Saint Michel, malgré ses dorures, avait disparu. L’obscurité mangeait la haute façade, noyée dans une humidité percée par les spots censés illuminer le monument. Cet éclairage gorgé de bruine dessinait des ombres fantastiques. Un instant, j’ai pensé à ton héros et j’ai cru deviner sa silhouette quand le vent a soudain rabattu des branchages qui ont frémi en haut de l’escalier monumental. Nous sommes parties, pas très rassurées, en rejoignant les remparts obscurs et glissants, jusqu’à la porte de la ville.

Le lendemain, nous nous sommes promenées de longues heures le long des vastes plages qui annoncent Cancale. J’ai cru deviner la bordure de la mer et je me suis approchée. Une mousse d’écume givrée dessinait sur le sol une lisière factice. La mer, la vraie, jouait l’invisible, retirée si loin qu’aucun regard ne pouvait l’atteindre. Le registre des marées nous a appris qu’elle ne serait basse qu’en milieu d’après-midi. Je l’ai imaginée, fougueuse comme un cheval piqué, revenir vers le rivage. Nous avons distingué la silhouette massive du Mont Saint Michel, lointaine, noyée de brume, bientôt emmitouflée dans un épais brouillard. Nous parlions peu, chacune dans ses pensées, les mains gantées enfouies dans les poches, le cou enroulé d’écharpes tassé dans le col du manteau, le bonnet enfoncé sur les cheveux. Le sol sonnait dur. Des équidés étaient passés peu avant, inscrivant le galop de leurs sabots dans le sable. La marque des fers dessinait un relief visible. Du bout du pied, j’ai cherché à effacer le renflement et à niveler l’aspérité. Peine perdue, la terre gelée s’était statufiée. Je me suis alors aperçu que des empreintes de chaussures signalaient des cheminements que ni l’eau, ni le vent, n’avaient gommés. Je me suis penchée, ai touché cette texture grumeleuse dans laquelle des coquillages concassés s’étaient mêlés au sable endurci. Des rafales sibériennes balayaient la plage. J’ai ôté mes gants, tâté cette matière vivante engourdie de froid. La nature sculptait les paysages. Au loin, en bordure de la route, des lignes d’arbres ployaient sous le givre et tressaient une guirlande qui a soudain resplendi quand le soleil a déposé sur les branches argentées un fin rayon doré. Je me suis redressée, ai respiré profondément. Je me suis sentie en paix.

Nous avons déjeuné de quelques huîtres au goût de mer, agrémentées d’un verre de vin blanc frais.

Gloria

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Ma chère Gloria, je comprends que tu n’aies pas réagi immédiatement aux dernières lettres que je t’ai envoyées. D’autant que tu t’es évadée une semaine loin de Paris. Tu as pris du temps pour réfléchir à mon projet. J’entends tes réticences. Sache que je les partage. La façon dont Egor rejette sur son ascendance, et en particulier sur ses parents, la responsabilité de ses actes nous dérange, je ne le conteste pas. « Qu’en est-il de sa liberté ? » m’as-tu écrit. En effet, à l’écouter, on a le sentiment qu’il est lié, pieds et poings, à une causalité plus forte que lui, qui lui vient de ses gènes et qui s’impose à lui sans qu’il soit capable de l’affronter. Vaste et récurrent débat ! N’est-ce pas trop facile ? Et n’est-ce pas accorder peu d’importance à ce libre-arbitre qui nous érige en êtres responsables et acteurs de notre destin ? Si nos actes étaient écrits, quel intérêt à vivre ? Nous le savons bien, il y a dans l’individu une irréductible liberté qui permet à chacun de marquer son existence de ses choix.

Je tiens pour de véritables héros ceux et celles qui savent s’affranchir des conditionnements qui les emprisonnent. Qui ne connait des hommes ou des femmes, doués d’une force supérieure, qui construisent leur vie ? Mais, ne crois-tu pas que la plupart d’entre eux se laissent porter par le flux de l’existence ? J’oserais prétendre qu’il s’agit de l’écrasante majorité. Tu t’indignes de mes propos ? Sois honnête, combien de décisions essentielles as-tu prises concernant ta propre vie ? Combien ? Je ne parle pas de ces arbitrages multiples du quotidien, qui nous donnent l’impression d’imposer nos volontés. Non, j’entends des vrais engagements. Combien ?

Je me réfère volontiers à ce philosophe, qui considère que nous sommes de notre milieu avant d’être de notre opinion. Phrase terrible, accablante… que j’ai tant de fois vérifiée… vis-à-vis de moi-même. Prétendons-nous assumer un choix majeur, à peine sommes-nous capables d’arbitrer entre deux postures, qui relèvent de la même logique ! Le révolté n’est pas plus libre de sa révolte que le fils du bourgeois de son confort, si leur comportement résulte de leur positionnement par rapport à leur père. Chacun aura choisi, l’un par rejet, l’autre par imitation. Peut-on invoquer leur liberté ? Je ne le pense pas. Peut-être, sur ce point, divergeons-nous.

Faut-il reprocher à Egor de se plaindre avec courroux d’être le rejeton d’une lignée qui l’accable et le marque du sceau de cette infamie ? L’accuser de se sentir l’esclave des passions qui s’emparent de lui et l’emportent à la nuit tombante vers des contrées gorgées de chair fraîche ? J’entends ceux qui s’indignent et n’excusent rien. Ils invoquent la capacité de chacun à se saisir de sa vie, à discerner ce qu’il convient ou non de faire. Pour ceux-là, Egor est condamnable. Nulle pitié pour celui qui avale son semblable. Tu approuves cette approche. Mais j’entends autant ceux qui, peut-être pour mieux détourner la pique qui les frapperait eux-mêmes, demandent la mansuétude pour Egor. En quoi est-il responsable, ce géant aimant, ce père attentif, si parfois, à l’orée de la nuit, monte en lui une envie irrépressible de chevaucher les plaines et les monts pour aller s’emparer de la fleur d’une jeunesse ?

Je reconnais qu’admettre la plainte d’Egor valide tout comportement, au risque de rendre la vie en commun vite impossible. Le feu vert ne protège le conducteur qui avance qu’à condition du respect absolu du rouge par celui qui s’arrête. Si chacun peut évoquer sa légitimité à suivre les passions qui le submergent, de quel droit interdire le vol, le meurtre et le viol ? Comment bâtir une paix civile fondée sur la mesure ? Comment préserver le vivre-ensemble sur lequel nous insistons tant de nos jours ? La responsabilité individuelle reste le seul garant de la concorde. Egor n’est pas autorisé à s’en disculper. Il doit assumer et payer, tu as raison. Au moins, aurait-il pu hésiter, renoncer, s’excuser, se repentir. Oublies-tu que notre histoire collective, en pays d’Occident, s’est construite dans le sacrement de la confession ? Nous avons toujours assimilé l’erreur à la faute, et la faute au péché. Disant cela, je m’expose à l’incompréhension, j’en suis conscient. En croquant la pomme, l’humain déchire le destin et risque la liberté. Dès lors, c’est dans le colloque singulier de l’homme avec le représentant de Dieu, dans l’aveu de la rupture, dans l’introspection du déni, que notre civilisation s’est façonnée, civilisation bâtie sur la reconnaissance de notre chute, sur l’acceptation de notre finitude et sur le constat amer, mais finalement salvateur, de nous découvrir enfants perdus d’une trahison. La liberté n’est supportable que si elle s’accompagne de la grâce du pardon et donc de l’excuse.

L’explication tient sans doute au fait que l’homme occidental moderne refuse cette alternative entre liberté/pardon et destin/irresponsabilité. Il pérore et bombe le torse, rien ne lui est interdit puisqu’il se déclare le propre auteur de l’aventure humaine. Auto-proclamé dieu lui-même, il contemple ses œuvres en croyant discerner dans le miroir de ses ambitions la clé de son bonheur. Dans le mirage de ses désirs et de ses délires, obnubilé par la satisfaction de son fric et de son phallus, être de démesure sans filet, aussi détestable dans sa superbe qu’émouvant dans sa chute, cet homme illustre bien notre époque. Il nous renvoie chacun à nos frêles succès et à nos cinglants échecs, nos petits arrangements et nos grandes faiblesses. A-t-on le droit d’être libre et irresponsable ? A moins que notre vraie liberté soit d’accepter notre destinée ?

Georges

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Tu m’as demandé, Gloria, si je connais les thèses de Robert Muchembled. Pour ce professeur, le moteur de l’Occident a été une répression sexuelle violente. Il s’appuie sur les travaux de Max Weber, qui situe l’origine du capitalisme dans les régions réformées de l’Europe et identifie une ascèse intérieure propre aux calvinistes. Cet historien français considère que la synthèse annonciatrice de la Modernité s’est élaborée dans la gestion de la sexualité, en particulier dans la France catholique et l’Angleterre protestante du XVIème siècle. Ces sociétés ont mis l’individu sous tension, provoquant insatisfactions et culpabilités. Ce faisant, elles auraient provoqué un contrôle des passions, qui se seraient par contrecoup déversées dans une activité boulimique, conduisant aux grandes découvertes, aux aventures militaires et à l’explosion des échanges commerciaux. Le capitalisme comme économie des frustrations, en quelque sorte, a contrario de l’Inde bouddhiste ou de la Chine ancienne, tolérantes sur le plan sexuel et civilisations apaisées. La thèse ne manque pas de brio, notamment quand elle instaure en pivot de l’Occident l’association entre répression sexuelle et mariage monogamique, hétérosexuel, fécondant et sans plaisir. Il en tire une conclusion surprenante : de nos jours, les forces vives de la société auraient choisi de « se faire plaisir », basculant dans une ère de la jouissance. Irait-il jusqu’à dire que cette évolution explique que nous ayons décidé collectivement de vivre au-dessus de nos moyens en accumulant avec légèreté des dettes financières et climatiques insoutenables ? Condamnant sans vergogne les générations futures au collapse ? Justifierait-il ainsi cet engouement pour la course à pied à laquelle s’adonnent dans la souffrance tant de nos concitoyens clients de STAN ? Une douleur volontaire pour dégorger le surplus d’énergie que la société n’exige plus de nous !

Nous avons ouvert la boîte de Pandore des désirs individuels. Rien n’y résiste. Tout est balayé. Je voyage dans de nombreux pays, bien moins riches que notre Europe. Les crises d’adolescences n’y ont pas place. Les rites d’initiation y marquent toujours le passage aux différents âges de la vie, encadrant la fougue de la jeunesse. La pauvreté n’empêche pas la gaieté. Chez nous, le seul dénominateur commun se réduit à la référence à une République abstraite qui garantit à chacun ses droits individuels. Comment s’étonner que nos sociétés corsetées de corporatismes partent en lambeaux, s’effilochent ?  L’homme blanc a déposé son fardeau.

De mon côté, je me dois de t’indiquer que STAN a validé mon rapport de mission. Nous allons renvoyer les enfants de l’usine de Shang Zhou sans une once d’augmentation ! Je n’en tire aucune fierté, sache-le. C’est ainsi.

Georges.

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Drôle de bonhomme qui m’écrit si peu sur les personnes qui l’entourent. Pourtant, son épouse, ses deux fils, ses vieux parents accaparés par la mort, façonnent son univers. Dans l’atelier, au gré de ses propos, ils apparaissent puis disparaissent, évidences qui lui viennent à l’esprit de façon naturelle. Ses messages écrits débordent de son étrange obsession, au point que je finis moi-même par penser Egor, réfléchir Egor, voir Egor. Je finirais presque par croire qu’Egor existe réellement et que nous sommes lancés à sa poursuite. Georges se dévoile multiple. Chacun de nous ne se dissimule-t-il pas de la sorte, caméléon insaisissable ? Je le découvre instruit, soucieux des affaires du monde, curieux des courants d’idées qui traversent notre humanité et sensible aux croyances qui imprègnent les peuples. Le cadre supérieur mène son job sans trop d’état d’âme. Le père de famille, attentif aux cursus universitaires de ses rejetons, leur financera, je serais prête à le parier, des études aux Etats-Unis ou en Australie pour leur assurer les meilleures conditions professionnelles. Le fils, si proche de sa maman, se démêle mal de sa relation avec son paternel, avec tout le poids d’incompréhension que porte ce mot compliqué. Saura-t-il un jour évoquer devant lui Roger, ce personnage trouble qui a perturbé le climat familial, semant, peut-être à son corps défendant, une onde d’ambiguïté malsaine dans son esprit d’enfant ? Il lui faudra vieillir encore un peu pour reconsidérer son héritage, relativiser puis recueillir avec bienveillance ce qu’il a reçu de ses parents. J’ai eu la chance d’avoir un père formidable. Je lui dois tant. Il a voulu que je réussisse mes études, m’a défendu contre mes frères, m’a appris à sortir mes griffes. Il est mort trop tôt, me laissant tant de regrets, mais aussi la volonté indéracinable de réaliser mes rêves de sculpture.

J’ai écrit à Georges que la décision de Stan déshonorait ses responsables. Elle est odieuse. Je lui ai enjoint de démissionner.

40

Gloria,

Je le vois, posé sur une planche munie de roulettes. Le temps a sillonné son front de rides profondes. Une épaisse barbe blanche lui donne l’apparence d’un Père Noël. Il se tient faussement debout, gauchement assis, à l’entrée de la ville et tend la main aux badauds, espérant recueillir quelques piécettes. Les gens passent, indifférents, ou pressent le pas, mal à l’aise devant ce spectacle indécent. Je me souviens de ces enfants roumains qui se présentaient à moi, sans bras, poussant du ventre un petit sac en quémandant d’un sourire édenté un geste de pitié. La misère effraie, insupportable. En regardant Egor sur sa plaque de bois, je devine les moignons tranchés, les peaux séchées, le déhanchement terreux pour se déplacer dans un dandinement grotesque, l’impossibilité d’atteindre ce qui est à la portée facile de chacun. Ce que la main donnerait volontiers pour se disculper, les yeux refusent de le tendre. Les passants s’écartent en devinant le regard qui s’attarde sur leurs jambes vaillantes. Ils fuient loin du morpion vautré. Ce n’est pas la pauvreté qui mine Egor, c’est la solitude. La rumeur l’accuse. Son incapacité à prononcer les mots que ses filles attendent le condamne. Il aura beau nier de toutes ses forces – et il nie – rien n’y fera. La ronde des non-dits tourne autour de lui, l’érode sans vergogne, s’insinue, le ronge et finira bien un jour par le dévorer.

Et moi, assis à ma table de travail, devant cet homme torturé qui frappe son crâne contre la pierre ? Quelle responsabilité ? J’aurais envie de descendre par le clavier sur l’écran lumineux et, tel un lilliputien audacieux, m’approcher de son oreille et lui hurler en mettant mes mains en porte-voix « Reconnais devant tes filles que tu as mangé Aïcha La vivante, Egor, avoue ton crime ». A ses filles, je voudrais crier, à chacune : « Cessez de l’accuser du viol de votre sœur, écoutez-le. Ne vous laissez pas abuser par les obsessions rancunières du Rayon d’émeraude ! Par les accusations délétères de l’air du temps ! ». Les confronter également à la disparition mystérieuse du corps d’Aïcha. Gloria, devrais-je m’avancer vers mon héros désemparé et vers ses enfants, enferrés dans leur obstination tenace ? Il n’en va pas que de lui et d’elles, mais de moi aussi ! Je me perds dans cette aventure. Et toi, tu es embarquée avec moi !

Ma quête exige un personnage s’affirmant comme tel, revendiquant sa dimension mythique, surclassant les autres hommes en affichant son statut et sa différence. Pourquoi Egor est-il incapable de se reconnaître ogre ? A moins que cette impossibilité soit à l’image de notre cécité sur nous-mêmes ? Que ce soit justement en refusant de s’assumer qu’il finit par dessiner cette image mythique de l’humain contemporain ? Serait-ce ainsi qu’il pourrait acquérir la stature que je m’escrime à lui donner sans trouver le bon filon pour le hisser à ce niveau ?

Voilà que tu viens de m’envoyer un sms me conjurant de dénoncer mon rapport sur l’usine de Shang Zhou et de démissionner de STAN. Tu perds la raison ? Qu’est-ce qui te prend ?  Ne mélange pas tout, de grâce. Je sais le poids du quotidien, la pression exercée par les media dans leur dénonciation des menaces multiples qui nous environnent, les informations qui nous inquiètent légitimement. Gardons le cap, consacrons-nous à l’essentiel. Penses-tu vraiment que je puisse bousculer mon existence et compromettre l’écriture de cette histoire en changeant de vie sur un claquement de doigts ? Imagine que je suive tes conseils ! Ce coup de tête ne modifiera rien, entends-tu, rien pour les enfants de l’usine de Shang Zhou. Je ne suis pas responsable du sort du monde. Il avance seul, porté par sa propre inertie, emporté par sa propre frénésie. Il nous a échappé. Personne ne le dirige. Bateau ivre. Si j’obtempérais à ton injonction, je me retrouverais sur la paille, l’esprit préoccupé par la recherche d’un nouveau job, incapable de me concentrer sur mon sujet, le seul qui compte. Alors que je m’approche enfin de la personnalité profonde d’Egor ! Tu voudrais que je dilapide les résultats de cette recherche qui m’a tant coûté ? Tu m’embrouilles, en un mot, comprends-tu ?

Le doute m’envahit. Mes investigations cernent Egor. Cette enquête, depuis le début de nos échanges, nous oriente vers sa personnalité. Je suis obnubilé par cette personnalité hors du commun, qui s’impose à moi, me rejoint la nuit et bouscule mes réflexions en venant tambouriner avec ses moignons sanguinolents à la porte de mon silence. Et si le personnage mythique que je poursuis se trouvait ailleurs ?

Quel désarroi, Gloria, quelle angoisse !

Georges

41

Le Rayon d’émeraude régnait. Un matin, appelé en hâte, Egor avait découvert, errante dans la rue, Aïcha La vivante, sa fille. La chair de sa chair, ivre morte. Cocktail de vodka, assaisonné de whisky et de rhum. La porte de l’appartement battait. Les bouteilles, vides, traînaient dans le séjour. Egor avait accompagné Police-Secours à l’hôpital, avait décliné leurs identités, puis était rentré à la maison, effondré. Au retour d’Aïcha La vivante, il n’avait pas su trouver les mots pour la réprimander et lui rappeler l’essentiel. Le Rayon d’émeraude l’avait acculé. A quoi bon son poitrail de titan, ses paumes capables de suspendre l’avancée de la nuit, les fils dorés l’unissant à ses filles, s’il s’égarait ? Il s’imaginait être uni aux destins de ses chéries, l’inconscient ! Sans savoir quelle voie emprunter ! Se taire et passer pour un insignifiant ? Tancer et faire figure d’oppresseur ?  Être attentionné et risquer d’être traité de femmelette ? Rappeler les règles et n’être qu’un sénateur lointain ? Ne pas se soucier et subir la critique d’égoïsme ? Ôter les barrières au fur et à mesure en éducateur ? Aimer, criait en lui une voix, aimer, aimer ! Il pensait n’avoir été qu’amour pour ses filles. Maladresse, fausse intransigeance, menaces dérisoires, affection détournée. Il n’avait pas su être leur mère, sans assumer son rôle de père. « Egor, tu n’es pas un homme ».

Le Rayon d’émeraude régnait. Cette évolution s’était accomplie sans drame, par renoncements implicites, progressifs et volontaires d’Egor. Peu à peu, il avait trouvé son statut, une place qu’il avait revendiquée. Un strapontin. Oh, il pouvait donner le change, partir avec ses filles à travers les paysages, franchir les lignes d’horizon en emmenant dans son sillage sa petite troupe joyeuse et bariolée, chanter à tue-tête leurs prénoms en cavalant dans les forêts, leur apprendre à questionner les couleurs du ciel ou leur expliquer la vie cachée des fourmis. Tâches de domestique !

Il déclinait la gentillesse en cherchant à deviner et à exaucer les souhaits de son épouse avant qu’elle ne les exprime. Il avait ainsi renoncé à sa personnalité intime, ses envies, ses passions. Il s’était vidé de sa propre substance, sel affadi, geste recroquevillée. Dans ses échappées nocturnes, quand, humant l’odeur dégagée par la Terre, il prenait conscience de son désir profond et allait nourrir son appétit démesuré en croquant sous ses canines de carnassier les fragiles os de ses petites victimes, avait-il l’illusion de se reconstruire ? Il lui fallait se repaître de cette chair, avaler la viande sanglante et boire le sang encore fumant, pour sentir en ses veines le poison apaisant de la sérénité. À peine rentré, contemplant ses ongles rougis, il comprenait qu’il n’était pas plus le père qu’il prétendait être que l’ogre qu’il refusait de devenir mais qui, peu à peu, au fil de ses virées tragiques, s’imposait à lui, plus authentique que lui-même.

Le Rayon émeraude se posait le soir et éclairait la maisonnée et les fillettes. Le faisceau rayonnant s’infiltrait dans les moindres recoins des pièces et des âmes, inspectait les angles morts et les sentiments cachés, se glissait sous les armoires et dans les replis du cœur, débusquait la poussière sur le tranchant des portes et les hésitations dans le marécage des pensées. Egor ne s’était pas rendu compte de cette mainmise progressive. Volonté implacable qui circonvenait, anticipait, prévoyait. Elle maîtrisait le quotidien, s’imposait en douceur comme une évidence, un réconfort, une solution, une mère-père autosuffisant qui le reléguait dans le rôle du gentil amuseur, du pantin, de la marionnette.

Quand le Rayon d’émeraude l’avait menacé, il aurait dû, ce jour-là, quitter la maison.  Abandonner les fillettes, renier sa vie, effacer tout ce qui sous-tendait son existence ! Ou fuir avec ses filles ? Entre le suicide et le rapt, il n’avait pas choisi. Il était resté. Soumis !

Egor prend sa tête entre ses mains tuméfiées. Je le vois. Il est assis devant sa table, accablé par le lent cours du jour. Il ferme les yeux et une idée lui vient à l’esprit. Il commence à comprendre. Cette attirance, qui le saisissait aux tripes et l’invitait aux festins sordides dont il sortait en se pourléchant les lèvres, dessinait sur lui une tâche noire qui le protégeait en le mettant à l’abri du phare éblouissant du Rayon d’émeraude. Elle exigeait de tout savoir, tout connaître, tout deviner Son orgueil se fracassait sur sa cécité. Invisibilité salvatrice et insupportable ! Le jour où le Rayon d’émeraude en avait pris conscience, elle avait maudit Egor. 

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Patrice Obert