Ceci n’est pas une fiche de lecture, mais fait partie de ces textes que je trouve très fort. Ecrite au cœur du premier confinement, cette réflexion de la philosophe Marion Genaivre cerne la notion d’utilité et donc, indirectement, d’inutilité.
“ Il n’existe aucun moyen correct qui permette de définir ce qui est utile aux hommes.”
Georges Bataille
La Part maudite, éd. Minuit (1967), p.29
Toute crise rebat, à sa façon, les cartes des priorités. Une redistribution loin d’être anodine tant elle force à considérer tout ce qui, par transparence, apparaît comme secondaire ou superflu. On aura ainsi beaucoup entendu parler d’un « retour à l’essentiel ». Une sorte d’épure de l’existence reconduisant chacun à ce qui compte vraiment. Mais derrière cette louable aspiration – dont on ne peut s’empêcher de relever qu’elle est revendiquée sous la contrainte – se cache un autre enjeu majeur à penser : l’inutilité d’un grand nombre d’activités et de métiers.
Beaucoup d’organisations et d’indépendants ont ou vont se réorganiser pour survivre. Mais le recours massif au temps partiel ou au chômage technique, notamment dans le tertiaire, a déjà fait son œuvre : frapper d’inutilité tout ou partie des métiers concernés. De sorte que le nombre des « bullshit jobs », thématisés de manière controversée par l’anthropologue David Graeber, pourrait considérablement se multiplier. Peu de personnes pourront, en effet, sortir de cette crise en s’enorgueillissant d’être essentiels ou indispensables sinon à la société, du moins à leur entreprise. Une situation qui (re)pose une question fondamentale pour notre modèle de civilisation : un métier qui ne crée pas de valeur n’a-t-il pas de valeur ?
Devant cette question, la pensée de l’inclassable Georges Bataille – qui, s’il n’a pas le titre de philosophe, en a la puissance – nous aide à y voir clair. Dans « La notion de dépense », un article central de son essai La Part maudite (1949), Bataille écrit : « Chaque fois que le sens d’un débat dépend de la valeur fondamentale du mot utile, c’est-à-dire à chaque fois qu’une question essentielle touchant la vie des sociétés est abordée, il est possible d’affirmer que le débat est nécessairement faussé et que la question fondamentale est éludée. » (1)
Bataille a trois fois raison, car ce petit mot d’« utile », qui sera venu hanter plus d’un esprit face à son désœuvrement, jouit d’une polysémie délicate à manier. Est utile, en effet, aussi bien ce qui est vital (en ce que cela remplit un besoin), ce qui est profitable (en ce que cela produit un résultat escompté), et ce qui est sensé (en ce que cela fonde ou ajoute au sens de l’existence). De quoi aisément confondre ce qui est utile avec ce qui a de la valeur, ou plutôt de quoi oublier que l’utilité est elle-même une valeur, dont la géométrie varie en fonction des circonstances. Par temps de crise, l’utilité ne recouvre plus que ce qui est vital, nécessaire, et profitable au sens strictement financier. Lorsque cet état de survie cesse, l’utilité recouvre à nouveau mille petits faits de sens improductifs.
Et heureusement ! Car on peut difficilement vouloir vivre perpétuellement dans un état de survie, qui, s’il devait dominer, nous maintiendrait tant et si bien au contact de la mort que nous n’aurions que faire d’aimer, lire, écrire, jouer… Nous n’aurions jamais eu les pyramides, la philosophie ou les opéras de Mozart si cela avait dû être « utile », au sens de « rentable ». C’est la conviction de Bataille : il suffit de regarder autour de soi pour constater que la vie entière est animée par une part excédentaire d’énergie. Ainsi du soleil qui donne sans recevoir et dont l’énergie accumulée ne peut être finalement que « gaspillée ». Ce supplément d’énergie se dépense ou se perd en turbulences hasardeuses des individus et des espèces.
C’est cette part de dépense improductive que Bataille appelle la « part maudite », parce qu’elle détermine la condition humaine, pour le meilleur, mais aussi (encore trop souvent ?) pour le pire. « Ce n’est pas la nécessité mais son contraire, le « luxe », qui pose à la matière vivante et à l’homme leurs problèmes fondamentaux », écrit-il (2). Les deuils, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle détournée de la finalité génitale…, par toutes ces activités de dépense non vitale, nous participons intimement au mouvement de l’énergie universelle. C’est pourquoi il est nécessaire d’assumer ce mouvement de dilapidation que nous sommes, mais de l’assumer en être humain, c’est-à-dire en l’adossant à une éthique de la dépense improductive afin de se donner les moyens de choisir, entre deux dépenses, la moins indigne (la guerre étant évidemment, pour Bataille, une dépense catastrophique).
Ainsi l’idée d’un retour à l’essentiel, ou la confrontation avec ce qui est inutile, ne seront-elles vertueuses que si elles nous permettent de comprendre que l’inutile ne vaut pas rien, et qu’il vaut mieux, en un sens, que le monde en soit plein.
Marion Genaivre
(1) Georges BATAILLE, La Part maudite (1949), Les éditions de Minuit, coll. Reprise n° 19, 2011, p.23
(2) Ibid. p.43