Octobre 2019
Rabsel Editions
(les citations sont de « Au cœur des émotions » sauf quand il est précisé « Manuel »)
Voici deux livres qui se rejoignent. Ils sont écrits par un bouddhiste, représentant officiel en Europe du bouddhisme tibétain, et destinés à un public occidental. Autant dire qu’ils nous parlent d’une vision très différente de celle que nous avons d’ordinaire, mais en des termes compréhensibles pour notre forme d’intelligence.
Nous recherchons tous le bien-être, à mieux vivre avec nous-mêmes et les autres. Mais nous devons d’abord nous convaincre (et c’est chose délicate pour un occidental) que tout est illusion (p 15) et que l’existence humaine n’est qu’une étape passagère car l’essentiel est l’esprit. « Migrer d’une vie à l’autre est un processus soumis à condition » (p23 du Manuel). Devenir un bouddha, c’est se libérer définitivement de la souffrance en ayant compris ses mécanismes. C’est un long chemin. Lama Rinpoché nous l’expose tranquillement, sans injonction ni commandement, comme une invitation à nous libérer au fil de notre vie de tout ce qui nous alourdit.
Les émotions nous perturbent. Elles reposent sur trois germes principaux (p9) : l’ignorance, le désir/attachement, la haine/aversion. Découlent de ces trois germes tout le reste, orgueil, jalousie, colère, rejet, etc… Il ne s’agit pas de ne rien ressentir mais de prendre conscience de la façon dont nous vivons (p24).
« Le karma est une notion fondamentale dans le bouddhisme. Il s’agit du mécanisme des causes et des conséquences. Nous pensons toujours dépendre de quelque chose ou de quelqu’un d’autre, alors qu’en réalité ce que nous éprouvons ne dépend que de nous-mêmes. » (p13 du Manuel). Le Karma établit les liens de causalité. La source des perturbations ne vient pas des autres mais de nous-mêmes, de nos attentes satisfaites ou déçues, de nos désirs ou de nos colères. (p53 et 64 du Manuel). Il faut au contraire regarder vers l’intérieur, vers l’esprit lui-même qui est clarté et vacuité.
Or nous tombons le plus souvent dans le piège qui est notre égocentrisme, « la saisie égotique », notre tendance à ne tenir compte que de nous-même.
Dans cette démarche de libération, Lama Rinpoché nous propose deux pivots : l’esprit d’éveil et la méditation.
1° L’Esprit d’éveil
P 69, 74 et 104, il nous aide à le définir. Ne nuire à aucun être sensible, être utile aux autres et bienveillant à leur égard en adoptant un état d’esprit d’éveil empreint d’amour et de compassion. Ou, autrement dit « Le plus important est de ne nuire à aucun être sensible, d’essayer d’aider les autres et de les soutenir, et d’apprendre à maîtriser son esprit ».
Pour avancer dans cette voie, encore faut-il être lucide (p 50), ne pas être distrait, rester dans le moment présent, maintenir une motivation constante et correcte afin de détendre l’esprit. Deux questions simples à se poser face à une situation : Mon attitude renforce-t-elle ma saisie de moi ? et Ma réaction est-elle un soutien pour les autres ? Comprendre aussi que les conditions universelles sont le lot de chacun et agir en conséquence (p 63).
Il ne s’agit pas, insiste Lama Rinpoché, d’obéir à des règles mais bien d’avancer en compréhension : s’observer, pratiquer, ne pas manipuler.
La quiétude mentale peut se rechercher par plusieurs moyens :
- Laisser être/aller vers la lucidité
- Distinguer besoin et désir (p 83). La majorité de nos problèmes provient du désir et de l’attachement (p64 du Manuel)
- Se lever le matin avec l’idée de mettre en œuvre l’esprit d’éveil et d’aider les êtres sensibles (p84)
- Se mettre à la place des autres, ce qui nous aide à comprendre notre propre saisie égotique
- Rester concentré et ne pas se laisser distraire
- Observer en embrassant toutes les situations. Ni juger, ni critiquer.
- Réfléchir sur le consentement : pourquoi ne sommes-nous pas satisfaits ?
Nous prenons soin de nous au niveau physique (mangeons, dormons, faisons de l’exercice). Pourquoi ne prenons-nous pas aussi soin de notre esprit (p 63 du Manuel).
2° le second pivot est la méditation
Elle clarifie l’esprit, permet d’accéder à un niveau de compréhension plus profond et plus précis, d’identifier les facteurs d’émotions pour mieux les contrôler. Elle consiste à demeurer dans l’instant présent, ce qui signifie entrer en lucidité. Elle nous aide à réaliser que chaque problème vient de nous et à désarmer la peur (p105).
Elle repose sur une pratique quotidienne, en début et fin de journée. (p 110) « je vais faire quelque chose d’utile et de bon pour moi-même et pour les autres également ».
« La souffrance ressemble à la poussière qui s’accumule dans une maison » (p116). N’oublions pas de nettoyer régulièrement.
Elle permet de se décentrer.
N’oublions pas qu’il y a en nous-mêmes une bienveillance naturelle (p 121)
Lama Rinpoché nous propose un chemin exigeant, à la hauteur de notre désir de nous libérer de toutes les émotions qui créent de la souffrance. Il nous rappelle (p112 du Manuel) les 6 perfections qui résument l’attitude des bodhisattvas : générosité, attitude éthique, patience, effort joyeux, méditation et discernement.
*
Quelques observations :
« L’espoir engendre la frustration » (p127) : phrase difficile à entendre pour un occidental qui vit au contraire dans l’espérance, dans l’attente que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, dans une projection perpétuelle dans l’avenir. En quoi le bouddhisme est une démarche très particulière. Les trois vertus cardinales chrétiennes sont la foi, l’espérance et la charité (qui veut dire l’amour).
Je note que le bouddhisme proposé par Lama Rinpoché est très tourné vers les autres. Cela me convient. Il semblerait que certaines écoles mettent la priorité sur la démarche intérieure au point de négliger autrui.
Le karma veut que nous soyons le résultat de nos actes et pensées passés. Un paragraphe du Manuel suscite interrogation : « Le monde est peuplé d’une multitude d’êtres aux conditions de vie très variées. Certains endurent d’atroces souffrances quand d’autres jouissent de circonstances agréables. Ni hasard, ni injustice, ces causes ont été créées antérieurement et donnent simplement leurs résultats. Ceci peut arriver à chacun d’entre nous si nous ne prenons pas soin de notre esprit » ( p 68)La misère qui frappe tant d’êtres sur Terre serait donc justifiée par le mal qu’ils auraient commis dans des vies passées ? Difficile à entendre.
Lama Rinpoché ne s’étend pas sur la façon de contrer le mal. On peut imaginer que, pour lui, la meilleure façon consiste d’une part à comprendre les raisons qui poussent untel à mal se conduire, et d’autre part à désarmer ce mal par une attitude profondément non-violente. Mais on aurait aimé qu’il aborde ce sujet.
Ma dernière observation vient de mon engagement chrétien. Je ne peux que me retrouver dans certaines exhortations : se libérer des désirs, être dans le moment présent, être attentif aux autres, chemin bien exprimé par les Béatitudes qui sont une exigence très forte et un chemin de vie.
Je note combien le bouddhisme a le souci de l’autre. Je me dis que les chrétiens ont peut-être trop privilégié le « Aime Dieu et ton frère » en négligeant le « Aime ton prochain comme toi-même ». Notre religion est devenue très intellectuelle, très liturgique. Elle fait reposer sur nos épaules une grande responsabilité. Peut-être aurions-nous besoin de nous rappeler les paroles du Christ qui engageaient ses disciples à aller guérir les autres et à être aussi attentif à ce besoin qu’expriment nos contemporains qui se réfugient dans une spiritualité du soin qui vient les soulager des duretés de la vie.