La mystique de la croissance – de Dominique Meda

La mystique de la croissance – de Dominique Meda

Flammarion 2013

Avec ce livre, on est au cœur de la question centrale de nos sociétés : faut-il vouloir la croissance ? le peut-on ? le doit-on ?  L’introduction pose bien les enjeux du livre. Il faut une rupture avec nos « sociétés fondées sur la croissance » (Habermas) p 11, autrement dit il faut dénouer les liens historiques et idéologiques entre croissance, progrès et démocratie p12

L’austérité est mortelle, le retour aux politiques de relance est suicidaire, il faut donc inventer de nouvelles manières de produire, consommer, partager.

Ceci pose la question du travail, de son sens, de son partage.

D Meda  est membre de Nouvelle Donne. Cette réflexion n’est donc pas seulement un travail d’universitaire mais une contribution à un programme politique qui a recueilli en France un peu plus de 3 % des voix lors des élections européennes de mai 2014.  Elle a publié de nombreux ouvrages dont « le travail, une valeur en voie de disparition ».

Elle organise ensuite l’ouvrage en  trois parties : comprendre, changer, mettre en œuvre.

Comprendre

D Meda s’interroge au chapitre 3 sur les raison de notre focalisation sur la production. Elle y voit une origine. Tout tient fondamentalement  à la représentation que les hommes ont en tête. C’est d’abord dans leur représentation du monde que se jouent  les rapports que les hommes entretiennent avec le monde extérieur et avec leurs semblables. Elle fait référence notamment à un article de l’américain médiéviste Lynn White paru en 1967 et qui imputait au christianisme la véritable rupture avec le monde grec, lequel se tenait dans l’imitation de la Nature et le respect de la mesure. P 49

Elle cite Galilée selon lequel « l’univers est écrit en langue mathématique» p 51, phrase effectivement essentielle.

La révolution industrielle du XVIIIème siècle  marque  la mise en œuvre du dessein de l’homme occidental. C’est à ce moment que  les émissions de gaz à effet de serres commencent à s’écarter du rythme antérieur. P44. Tout cela pour aboutir aux 5 risques qui nous menacent : le risque climatique, la disparition des ressources naturelles fossiles, la pollution, la réduction de la biodiversité, le risque nucléaire. P 27

Le chapitre 4 est particulièrement intéressant car il s’intéresse « à quoi sert la production ? ». D Meda rappelle que la question qui hante le 18è  siècle est celle du lien social. Qu’est ce qui le fonde, comment le maintenir ? Deux solutions  étaient concurrentes  d’après elle : celle qu’elle nomme « antique », portée par Rousseau, et qui fondait l’ordre social sur la délibération collective,  et le lien politique ; celle qu’elle nomme « moderne » portée par les utilitaristes . Ceux-ci, sceptiques quant à la capacité des hommes à se mettre d’accord par la parole, voient dans la collaboration  pour travailler et produire ensemble des biens, le meilleur moyen pour créer du lien social. P56.

Ainsi écrit-elle, chacun dépend d’autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé et l’activité de chacun d’autant plus personnelle qu’elle est spécialisée. « Ainsi la production et la consommation ne sont pas seulement des manières de satisfaire les besoins naturels. Elles remplissent une fonction de cohésion sociale et sont une des modalités les plus déterminantes du processus de civilisation » P 62

A ce phénomène s’est ajouté un besoin insatiable qui tient à la vanité humaine (p 69 et référence à Adam Smith et à sa Théorie des sentiments moraux)

Dans le chapitre 6, elle explique comment on en est progressivement venu à  déréaliser le monde à travers le langage économique et mathématique. « A la fin du XIXè siècle, la science économique dominante a donc construit, à côté du monde réel que d’autres disciplines comme la physique décrivent en termes de flux d’énergies, de matières et de ressources, un autre monde, celui de l’économie pure. La nature étant réduite à une extension mécanique et s’écrivant en termes mathématiques, cette discipline ne s’est pas mise en mesure de prendre en considération les destructions apportées par l’acte de production à l’environnement ni d’organiser la prévention de celles-ci » p 81

En découle la fabrication d’outils de mesure  et le fait que le PIB soit « devenu l’indicateur majeur du progrès de nos sociétés »  p95

Changer

Cette seconde partie est davantage technique et tourne autour de l’outil de mesure. D Meda fait état des nombreuses réflexions lancées pour remplacer le PIB par d’autre(s) indicateur(s) et des  présupposés de chacune. : soutenabilité forte ou faible – p107,  éthique de l’environnement, l’impératif de survie de l’humanité cher à Hans Jonas ou  la défense de la vie en tant que telle p 125 ; analyse en termes d’évolution des éléments constitutifs ( stock, niveaux de qualité) ou analyse des facteurs dégradants, nature des indicateurs sociaux p 132

Faut-il un indicateur synthétique ou plusieurs ? p132.

 Elle développe (p 135 et s) l’IPQ (Indicateur de progrès qualitatif) qui prend en compte des  éléments liées au taux d’alphabétisation, à la préservation des ressources naturelles, au temps libre disponible et à la cohésion sociale évaluée à partir de l’éventail des revenus.

Le chapitre 13 permet d’insister sur la nécessité d’une « rupture radicale avec notre actuel mode de développement ». Elle rappelle (p152) que, avec 9 milliards d’humains d’ici 2050, la taille de l’économie devrait être multipliée par 6 pour assurer à tous les habitants un revenu comparable aux nôtres.

P 159 et 160, elle résume cette seconde partie. Retenons que « la croissance du PIB n’est plus l’objectif prioritaire recherché ; la priorité est devenue la satisfaction des besoins humains essentiels sous la contrainte de la prise en considération de la nature et de la cohésion sociale »

Retenons aussi cette réflexion sur les trois conceptions de la prospérité (p 156) : comme opulence, comme utilité, comme capacités d’épanouissement. Pour elle, il faut renoncer à la croissance mais pas à la prospérité.  Se référant à  Tim Jackson, elle note « cette reconversion radicale… suppose une redistribution massive des pays développés vers les pays émergents et en voie de développement, mais aussi au sein des économies développées elles-mêmes. Elle implique aussi un arbitrage décisif en défaveur de la consommation et en faveur de l’investissement » ; P157

Mettre en œuvre

Première piste (au chapitre 14) : enserrer la production dans des critères éthiques (à l’exemple de ce qui fut fait  pour la question sociale  au XIXè siècle) en prenant en compte deux difficultés : le fait que la population lésée par la crise écologique est « à venir », et le fait que le monde est désormais globalisé.

Les chapitres 15 et 16 s’interrogent sur la liaison entre la question sociale et la question écologique. Cette liaison, amorcée dans les esprits, a été réduite à presque rien par l’échec des conférences contre le changement climatique et par la crise de 2008. Désormais, la croissance du PIB semble la condition de la baisse du chômage et les politiques environnementales semblent contradictoires avec l’emploi.  

D Meda ouvre quelques portes : p 184 : si la croissance  ne revient pas, deux pistes existent pour que le plus grand nombre ait accès à l’emploi : réduire la durée du travail ou réduire la productivité du travail au bénéfice de gains de qualité et de durabilité. Elle admet que ces deux pistes sont quasiment inaudibles en France actuellement.

Elle Indique (p 186 et 187) comment la réduction du temps de travail pourrait être financée sans croissance : par une contribution des plus hauts salaires et un transfert de la valeur ajoutée des actionnaires vers les salariés. Ceci devant se passer dans une mondialisation régulée, ce qui implique une régulation des marchés financiers (taxe financière et séparation des activités  de crédit des opérations spéculatives),  une Europe capable d’éviter le dumping social, fiscal et environnemental, autrement une Europe différente de celle d’aujourd’hui.

Ceci conduit à se poser la question : qu’est-ce qu’un emploi utile ? Qui en décide ?.

Le chapitre 17 évoque des pistes

D’une part les 4 chantiers de la transition énergétique : rénovation thermique des bâtiments, écomobilité, verdissement des processus industriels, agriculture biologique (avec une hypothèse de 6 millions d’emplois créées)

D’autre part une mise en œuvre au niveau européen, national et local , ce qui implique : une solidarité avec les travailleurs de secteurs frappés par les restructurations, la mise e place d’une relative autosuffisance ou souveraineté européenne alimentaire, servicielle et énergétique.

Autant de mesures qui exigeraient sans doute l’équivalent d’une « économie de guerre ou de crise  » (p 202)

RD Meda en convient « Contre les intérêts de court terme, seule une intense activité démocratique est susceptible de promouvoir ce nouveau modèle de développement » p 213.  Ce qui suppose de « réencastrer la sphère de l’économie – ses objectifs et ses moyens – dans des considérations éthiques et politiques » p 222, ce qui exige de la « bienveillance » vis-à-vis  du monde.

D Meda, après avoir invité à une nouvelle science économique dans le chapitre 20,  conclut à la nécessité de redéfinir le progrès dans le dernier chapitre. Faut-il  viser au bonheur ou au bien-être ( notions défendues par de nombreux acteurs p 244) ce qu’elle décline, ou insister sur ce qui fait destin commun entre l’individu et la société p 246, option qu’elle privilégie.

Dans ce dernier cadre, elle  défend la notion d’autoproduction (qui libère l’individu de la dépendance du marché,  qui redonne la liberté de geste, de conception et de réalisation) et la notion d’économie sociale et solidaire

L’enjeu est d’offrir aux individus une compensation à la « pulsion de consommation », laquelle  présente un caractère addictif fondé sur l’illusion d’une totale liberté ; de choix et d’émancipation

D Meda conclut en appelant à une redécouverte des valeurs grecques : sens de la mesure, de la limite, insertion de nos actes dans la nature, l’autarcie comme valeur afin de donner une nouvelle signification à la modernité.

Commentaire personnel : Ce livre traite du sujet essentiel de notre société. Il est donc important, intéressant et frustrant. Car, bien évidemment, les obstacles sont tels qu’on ne parvient pas à imaginer comment nous serons collectivement capables d’assurer cette transition vers un nouveau modèle de développement auquel nous aspirons tous,  tout en jugeant  inconcevable de rompre avec tout ce qui fait notre mode de vie quotidien. Livre aussi d’actualité puisqu’on voit bien combien, dès aujourd’hui, nos gouvernements sont dans des impasses, pris en étau entre l’austérité et la relance de la croissance.

Je pense sincèrement que nous vivons encore aujourd’hui dans les plis de cette pensée du 17ème siècle  symbolisée par la phrase de Galilée. La modernité occidentale restera sans doute dans l’histoire de l’humanité comme une parenthèse, un passage tout à fait extraordinaire. Reste que s’en extraire pour imaginer et bâtir un nouveau schéma est une tâche si énorme que nous en sommes bien souvent  pétrifiés. En cela, le livre de D Méda est méritoire, malgré ses  limites.

A ce titre, tout ce que dit D Meda  me semble des pistes intéressantes. Peut-être devrait-elle ouvrir davantage de débats : Que signifiera « travailler »  d’ici 20 ans ? Comment partager le travail ? Comment rendre séduisant un mode de vie fondé sur la « sobriété »  ( expression qu’elle n’utilise pas ) ?

Il me semble  qu’il manque par contre une dimension chère  aux membres des Poissons Roses. Est-il envisageable de réaliser cette rupture (si difficile et source de tels changements) si nous ne nous transformons pas de l’intérieur. Autrement dit, l’individu occidental,-  tel qu’il est aujourd’hui – est-il capable de cette transformation s’il ne redevient pas une personne, au sens où les PR l’entendent. La dimension d’intériorité me semble essentielle dans la mesure où, comme D Meda le dit dès le départ, tout se joue dans la représentation que les humains eux d’eux-mêmes vis-à-vis du monde et j’ajouterais, vis-à-vis de Dieu et des autres humains.

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Patrice Obert