LE NOEUD DEMOCRATIQUE – Aux origines de la crise néo-libérale, de Marcel Gauchet, Gallimard 2024

LE NOEUD DEMOCRATIQUE – Aux origines de la crise néo-libérale, de Marcel Gauchet, Gallimard 2024

En lisant la recension faite par Roger-Pol Droit dans ses Figures libres du 11 octobre dernier, je me suis dit qu’il fallait absolument lire le livre de Marcel Gauchet. La lecture en est difficile, avouons-le, notamment les passages sur « la décantation de la structuration autonome » même si l’auteur prend soin de faire des pauses explicatives pour les lecteurs non philosophes comme je le suis (comme page 174 ou page 231à 234 qui sert de synthèse finale).  La relecture de l’article de R-P Droit n’en est que plus éclairante. Je résume ici ma compréhension :

 La crise de nos démocraties n’est qu’une crise de croissance. Elle ne remet pas en cause la démocratie car elle se situe « à l’intérieur » de la démocratie. Elle provient d’une divergence entre deux faisceaux qui, depuis des décennies, convergeaient, et se sont mis à s’opposer : d’un côté la revendication des droits de l’individu, de l’autre l’expression de la volonté collective des citoyens via la souveraineté populaire. Dit autrement, nous assistons, d’un côté, au développement de revendications toujours plus fortes pour exalter les libertés individuelles, de l’autre, à des réclamations elles aussi toujours plus fortes portées par le collectif. Tel que je me le reformule, le moi veut toujours plus de droits et moins de devoirs, tout en exigeant de l’Etat (censé représenter le collectif) toujours plus d’aide.

Je lis ceci en me remémorant les propos de ce journaliste connu qui, rappelant avec vigueur qu’il était libéral, défendait avec ardeur que soit votée une loi pour autoriser la fin de vie. Cette position m’avait sidéré. Pourquoi donc cet homme, que par ailleurs j’estimais en tant que journaliste, n’allait pas au bout de sa logique « libérale » en se donnant lui-même la mort et avait-il besoin que le collectif le valide par une loi ? Autre exemple surprenant : certains réclament une limitation de la vitesse à 110km/h sur les autoroutes, alors qu’il suffit que chacun s’auto-limite. En ce sens, je trouve que cette divergence constatée par Marcel Gauchet, si elle oppose des groupes sociaux (pour simplifier « les élites » d’un côté, les « classes populaires » de l’autre), passe   à l’intérieur de chacun de nous. Notre moi individuel a de plus en plus de mal à accepter le moi social, qui nous permet de tenir ensemble. Telle est pour moi l’expression de la crise démocratique, telle que je la comprends à la lecture de ce livre.

Marcel Gauchet voit dans cet antagonisme une des ultimes conséquences du désenchantement du monde qu’il avait mis en lumière en 1985. Nos sociétés désenchantées ne sont plus régies par le religieux (société hétéronome soumise à la loi d’un Autre invisible p 42).Nous vivons actuellement  la fin du processus.  C’est donc bien «  le socle de nos représentations fondatrices »  ( pour reprendre l’expression de R-P Droit) qui explique l’évolution de nos sociétés, et non pas l’extension démesurée du marché et du capitalisme financier qui n’en est, selon Marcel Gauchet, qu’une conséquence. « L’objet de l’ouvrage étant les conséquences de cet aboutissement silencieux du processus de sortie de la religion », souligne Marcel Gauchet page 41.

La révolution moderne (fin XVè-début XVIIè siècle) a défait le nœud traditionnel qui tenait liées la domination, la sacralité et la tradition ( p48)

Je trouve la thèse intellectuellement très intéressante. D’autant que Marcel Gauchet revient, au fil du livre, sur les impacts de cette évolution sur les trois domaines qu’il considère comme essentiels : notre conception de la politique, du droit et de l’histoire. Il en conclut que notre démocratie reste vivante, vivace et ceci est extrêmement positif en ces heures moroses que nous connaissons.

 Ainsi, (p 70), ils posent les conservateurs campant sur la puissance de l’ordre politique, les libéraux confiants dans la fécondité des droits individuels et les socialistes plaçant leurs espérances dans le mouvement de l’histoire

Pour autant que j’ai pu comprendre sa pensée, j’aurais deux regrets et deux observations.

Le premier regret est qu’il limite sa réflexion au cercle des pays occidentalisés. Or nos pays européens et d’Amérique ne sont pas des bulles étanches mais vivent des interactions avec des sociétés où subsiste, de gré ou de force, un collectif puissant. Si la présente crise est (p 187) « la dissolution du collectif au profit de l’individu », comment cette cohabitation est-elle possible, durable, ou intenable ?   Certes, Marcel Gauchet consacre quelques pages (p 207 et 211 à 213) très intéressantes à ce sujet «  The West and the Rest » mais  c’est bien peu sur 250 pages et ça demanderait un développement spécial.

Le second regret, c’est le manque de proposition pour tenter de parer à cette divergence dont les effets sont délétères (cf p 180-181 les messages sur l’idéologie néo-libérale et le populisme). Il est bien mentionné, p 201 et s, les limites de certains remèdes pour parer à la contestation du processus représentatif : tirage au sort, recours au référendum. On voit que c’est anecdotique. La principale proposition consiste (215/216) à donner conscience aux citoyens de ce temps long, en introduisant cette notion dans l’»appareil cognitif public sous une forme institutionnelle à définir ». « L’avenir de la souveraineté démocratique est suspendu à ce réarmement de la conscience historique » (p 216).

Trois observations :

  • P 60 la mention du temps long chez les chrétiens (et d’abord les juifs) mérite mieux que cette remarque de raccroc.
  • P 220 la façon dont les efforts de la construction européenne sont traités en moins de deux pages (nombrillisme démissionnaire, myopie des institutions, nouvel égarement suicidaire) ne manque pas d’interroger
  • P 243 quant à l’écologie, et le traitement de l’impasse écologique, elle est résumée dans un trait catégorique « La vérité est… que les démocraties, dans leur état actuel, sont rigoureusement incapables d’affronter le problème écologique ».

En conclusion : une analyse sans doute très féconde de l’évolution de nos sociétés. A ce titre, je suis conforté dans mon idée que nous vivons dans les plis de la pensée du XVIIème siècle mais que notre modèle se heurte aujourd’hui à des impasses majeures qui définissent la fin de la modernité technicienne. Cette analyse aurait toutefois besoin de prolongements plus concrets, afin que la fenêtre d’espérance entrouverte puisse déboucher sur de véritables chemins pour nos sociétés et l’humanité globalement considérée.

crédit photo wikipedia

Recevez mes prochaines publications directement par courriel

Cette inscription servira exclusivement à vous envoyer un lien vers mes dernières publications.

Commenter

Patrice Obert