L’ENQUÊTE, une nouvelle soufflée par mon petit-fils Ethan

L’ENQUÊTE, une nouvelle soufflée par mon petit-fils Ethan

A ce moment de leur discussion, son petit-fils l’interrompt :

  • Papy, tu n’as donc pas noté de détails permettant de le retrouver ?

Le grand-père se repousse au fond du canapé dans un grand soupir de désarroi. Ethan est assis sur la banquette, un stylo à la main, un carnet posé sur les genoux. Sur la table, devant eux, sa tablette est prête à l’usage. Ethan reprend :

  • Repartons du départ, si tu en es d’accord. Tu montes dans le train à Bordeaux ? C’est bien cela ?
  • Oui, je venais de passer quelques jours chez ma sœur.
  • Quel jour ?

Le grand-père se gratte la tête, recherche dans ses souvenirs.

  • Le vendredi 5 mai, puisque j’avais passé la semaine chez elle et son mari François.
  • Tu te souviens de ta place dans le train ?
  • Pas exactement. Je crois, c’était voiture 2…
  • Ah, c’est un détail intéressant, je note. J’imagine que nous pourrions retrouver le numéro du TGV car tu te souviens de l’heure ?
  • Autour de 10H.
  • Très bien.

Ethan se lève, drapé dans ses 11 ans. Le voici, gracile et léger, qui arpente la grande salle de séjour, monté sur les pointes des pieds comme sur des ressorts, le crayon aux lèvres, l’air absorbé. Les baies vitrées sont largement ouvertes. Il fait beau en ce début juillet et le soleil du matin entre à profusion dans le vaste espace qui distribue le rez de chaussée de la maison de ses parents. Entrée, salon, séjour et cuisine américaine dessinent une belle unité lumineuse. Des murs blancs, un tableau mural floral par-dessus le grand buffet, une cheminée moderne bien utile en hiver, l’aquarium où Georgette, la tortue, se prélasse en sortant de temps en temps sa tête ou en gesticulant lourdement de ses pattes palmées. On entend le bourdonnement de la tondeuse que Yann, le père d’Ethan, actionne sur la pelouse. Gaëlle et sa grand-mère, Nana, sont partie en ville faire quelques courses.

Ethan s’arrête, songeur. Ses cheveux châtains ont repoussé et encadrent sa frimousse gracieuse et ses grand yeux pétillants. Un nez fin, des lèvres joliment dessinées et une langue bien pendue !

  • Redis-moi comment tu le rencontres.

Le grand-père se ressaisit, s’assoit, les coudes sur les genoux, soudain concentré.

  • Je rentre dans la rame du train et me dirige vers ma place, situé côté couloir. C’était un quatuor, tu sais, quatre places en vis-à-vis. Près de la fenêtre se tenait cette personne, en l’occurrence un homme, près duquel je devais m’assoir. Je le vois, occupant l’espace. Il avait déposé un sac sur mon fauteuil, lisait un livre. Je m’assure que c’est bien ma place, le salue d’un « bonjour ». Il dresse la tête, me regarde. L’accueil est chaleureux. Son visage me frappe, ouvert, un homme d’une bonne trentaine d’année, aux cheveux roux massifs coiffés en dreadlocks, un nez puissant taillé en biseau, des yeux clairs, une chemisette décontractée, un homme engageant à dialoguer. Comme je le vois bien assis avec ses affaires éparpillées et qu’il semble embarrassé devant ce désordre à ranger, je lui propose immédiatement de m’assoir sur la banquette en face, en diagonale de lui. Il acquiesce, me sourit, je m’installe.
  • Le premier contact s’est donc bien passé. Un climat de confiance s’installe très vite entre vous.
  • C’est cela.
  • Je note.

Le grand-père s’amuse de voir son petit-fils griffonner sur son cahier. Soudain Iwen traverse la pièce dans un vacarme d’avion de combat et vient s’affaler près de son frère en bousculant le cahier et en lançant les bras en l’air comme un parachutiste approchant de la Terre.

  • Iwen ! s’écrie Ethan en furie.

Et les voilà qui se mettent à se chamailler. Ça dure trois secondes, Iwen reprend son envol, passe dans la cuisine piquer trois cerises, et file derechef dans sa chambre en attrapant l’escalier qui dessert le côté droit de la maison, les chambres et la salle de jeux.

  • Ah ce frère ! Quelle tornade ! soupire Ethan en levant les yeux au ciel. Vivement qu’il parte jouer avec son ballon et qu’il fiche le camp !

Des frères peuvent se ressembler comme des jumeaux ou être aussi dissemblables qu’un cheval et un zèbre. Ces deux là n’ont rien de commun. L’aîné, délicat et littéraire, le cadet, puissant et rugueux, Ethan, ravi de théâtre et de judo, sport d’esquive, Iwen fou de foot et spécialiste des constructions en légos.  D’éternelles disputes mais une grande fraternité, pas mal de coups de poing et de gros bisous, des frères, quoi !

  • Reprenons, papy. Comment rentrez-vous ensuite en contact ?
  • Mais je t’ai déjà raconté !
  • Oui, mais, il faut tout décortiquer pour rassembler des indices, tu comprends, comme dans une enquête policière. Chaque détail compte.
  • OK.

Le papy reprend la main et explique de nouveau. L’homme semblait   absorbé dans son livre. Le contrôleur passa et salua les voyageurs. L’homme leva les yeux, croisa son regard. Il en profita pour lui demander ce qu’il lisait, qui paraissait si passionnant. L’autre répondit qu’il adorait les livres fantastiques et qu’il ne voyageait jamais sans livres, et d’ailleurs, j’en ai quelques-uns avec moi, ajouta-t-il en se penchant vers son sac à dos et il en sortit plusieurs qu’il déposa l’un après l’autre sur la petite table située entre eux. Bigre, ce n’était pas banal, avait pensé le grand-père, un type qui vous sort tout à trac quatre à cinq bouquins de sa besace et se met à les commenter. Ça, ce sont des contes, un roman, des témoignages, de la poésie, et un essai sur l’intolérance. L’homme le regardait d’un air amusé et narquois, content de son effet. Ils se sourirent.

  • Je vois que vous lisez aussi, dit l’homme à l’adresse du grand-père.
  • C’est vrai, répondit-il, j’aime beaucoup lire, c’est tellement dépaysant.
  • Et que lisez-vous ?

L’homme tendit son cou vers le grand-père comme pour décrypter à l’envers les pages ouvertes.

  • En attendant Bojanglès, d’Olivier Bourdeaut, un magnifique petit roman plein de poésie. Je viens de le commencer et le début est ravissant.
  • Mais ne vient-il pas d’être tourné au cinéma avec Virginie Efira ?
  • Si, je crois, j’irai le voir quand j’aurai fini le livre, d’autant que j’aime beaucoup cette actrice.
  • Moi aussi, je la trouve superbe.

Chacun repartit dans ses pensées, peut-être en songeant au beau visage de cette somptueuse actrice.

  • Et vous ? demanda le grand-père
  • Moi ? répondit l’homme en relevant la tête
  • Que lisez-vous ?
  • J’adore la science-fiction. Être transporté dans d’autres mondes, quelle chance, juste par la grâce de quelques pages. Je suis dans ce train et je suis ailleurs, je navigue entre des galaxies, je vous parle et hop, je repars dans 10.000 années, magique, non ?
  • Assurément
  • Je vois que vous aimez la littérature
  • Oui
  • Regardez…

L’homme posa son livre et prit dans les mains Le château des destins croisés.

  • Regardez ce conte, voilà qu’avec un jeu de tarot, des convives raconte la vie de personnages rendus muets, qui figurent sur les cartes, incroyable ! Ou celui-là, et il tendit Océan mer d’Alessandro Narrico. Vous permettrez que je vous lise le début « Sable à perte de vue, entre les dernières collines, et la mer– la mer – dans l’air froid d’un après-midi presque terminé et béni par le vent qui souffle toujours du nord. La plage. Et la mer ». Magnifique cette première phrase, non ?
  • Oui, en effet, Baricco a du génie. J’ai lu ce livre, quel hymne à la vie.
  • Vous êtes professeur ? demanda l’homme
  • Non, pas du tout, pourquoi ?
  • Vous en avez l’allure.

Le grand-père sourit. Ce n’est pas la première fois que des inconnus le prennent pour un professeur. Sans doute en raison du fait qu’il est proprement habillé, d’une chemise blanche, avec une veste sombre, et qu’il porte un collier de barbe blanche rasée de près, ce qui lui donne une allure respectable.

  • Et vous ?
  • Oh, moi…

Les livres sont restés sur la tablette dépliée et chacun a repris sa lecture. Le train cheminait. Des personnes entraient à chaque gare, d’autres descendirent. Le contrôleur vérifia les billets. Le voyage vers Paris se poursuivit.

Le grand-père se tait, comme s’il venait de grimper dans ce wagon et de reprendre le cours de ce voyage étonnant.

Ethan reprend la main :

  • Dis, papy, si je comprends bien, à ce moment-là, tu ne sais pas quel est son métier, ni son âge, ni son nom. Tu devines seulement qu’il aime les livres. Et lui, il sait que tu lis aussi beaucoup, que tu n’es pas un prof de français, que sans doute tu es à la retraite avec ta barbe blanche. Il ne connaît ni ton âge, ni rien d’autre.
  • Tu sais comment se passe un voyage en train. Parfois, on n’échange même aucun mot avec son voisin. C’est vrai que j’aime bien au minimum saluer les gens quand je m’installe. Après, ça dépend des circonstances. Tu vois, récemment, en revenant de Strasbourg, j’étais assis à coté d’une dame d’une quarantaine d’années. Elle parlait au téléphone et j’ai perçu son accent allemand. Quand elle a terminé, je lui ai demandé d’où elle venait. Visiblement, elle avait envie de parler. Nous avons discuté deux heures, sans interruption, en nous racontant nos vies. Elle était ingénieure, comme son mari, ils vivaient près de Cologne, avaient deux filles et étaient tous passionnés de vélo. Mais le père et une des filles à un point tel, qu’ils partaient ensemble des journées entières. Le père allait à son travail en vélo, en revenait en vélo et il recherchait des métiers loin de chez lui pour pratiquer chaque jour davantage. En fait il y avait une grande tristesse chez cette dame qui venait retrouver une amie allemande qui vivait à Paris. Elle sentait que son couple capotait à cause de la passion de son mari pour le vélo et j’ai senti qu’elle vivait un moment très difficile. Quand nous nous sommes quittés sur le quai, gare de l’est, nous nous sommes dit nos prénoms et nous sommes embrassés sur la joue, comme des vieux amis qui s’étaient fait des confidences. Jamais nous ne nous reverrons.
  • Vous n’avez pas échangé vos téléphones ou vos mails ?
  • Si, tu as raison. Nos avons dû nous donner nos mails, en sachant que nous ne les utiliserions jamais. C’était une rencontre sans lendemain. C’était ce qui faisait son prix, une rencontre éphémère et très belle.
  • Revenons à ton voyage. Comment avez-vous repris la discussion ?

Le grand-père sort son mouchoir et se mouche. Son petit-fils a de la suite  dans les idées, ça lui plaît.

  • J’ai vu que, parmi les livres posés sur la tablette, figuraient Les fleurs du mal. Tu connais ?
  • De Baudelaire ?
  •  Oui, de Charles Baudelaire. Tu as lu ce livre ?
  • Non, pas encore, mais je connais de nom.

Le grand-père est épaté. Lui n’a connu Baudelaire qu’au collège. Il se souvient qu’il avait beaucoup aimé ses poésies. Il regrette de ne pas en avoir appris par cœur. Il pourrait se les réciter. Il se souvient bien de cette « femme inconnue que j’aime et qui m’aime et me surprend et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre et… » zut sa mémoire lui fait défaut, quel dommage et d’ailleurs, c’est « surprend » ou « comprend » ?  Ah, la mémoire… Il continue :

  • Je vois donc ce livre. Je lui demande s’il connaît l’adaptation musicale que Mylène Farmer a faite d’un des poèmes de Baudelaire, dont je ne me souviens plus du nom. A ma surprise, il connait Mylène Farmer. Nous échangeons à son sujet. Comme moi, il est captivé par l’alliage très particulier entre sa voix et sa musique, il est sous le charme de ses paroles, qui sont en même temps très crues, très sensuelles et remplies de poésie et de spiritualité. Il me demande de quoi parle le poème.  Je lui réponds qu’il est question de singes, de scorpions, de vautours de monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants. Mais, me coupe-t-il, c’est le premier poème du livre, celui qui l’ouvre ! Aussitôt, il se saisit du livre, l’ouvre et se met à lire en déclamant « AU LECTEUR » – c’est le titre du poème, me glisse-t-il- , et il poursuit à haute voix la lecture in extenso du poème qui se termine en substance par «  Dans la ménagerie infâme de nos vices/ il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde/ c’est l’ennui/ tu le connais lecteur, ce monstre délicat – hypocrite lecteur – mon semblable – mon frère ». Autour de nous, des oreilles se dressaient, des yeux nous regardaient, surpris. Voilà qu’il repose le livre d’un geste théâtral. Bravo, lui dis-je, bravo !
  • Je ne connais pas la mise en musique, ajoute-t-il.
  • Elle est très belle, fis-je, elle s’appuie sur la vague lancinante d’un violoncelle. Le poème est dit par Mylène Farmer. C’est très beau, très fort, impressionnant.

Puis nous sommes repartis chacun dans nos lectures. A un moment, je me levai et lui proposai de prendre un café. Il déclina, il arrivait au dénouement des aventures et était trop curieux de la fin. Je partis me dégourdir les jambes et boire mon crème.

  • Ah, quel dommage ! s’esclaffe Ethan. Si seulement il était venu avec toi, vous auriez pu parler et tu en aurais appris davantage sur lui.
  • Que veux-tu, c’est ainsi.
  • Mais, papy, comment as-tu connu son métier ?

Ethan ne se laisse pas égarer. En bon inspecteur, il continue à rassembler les éléments. Le grand-père, ainsi acculé, se doit de répondre.

  • Un peu après être revenu, je me suis de nouveau adressé à lui en lui demandant ce qu’il faisait dans la vie, acteur, metteur en scène ? En réalité, cet homme avait un faux air de Vincent Cassel, avec son profil particulier, très tranché, une belle gueule, une mâchoire forte, un nez coupé au couteau, des yeux profonds et vifs, un sourire enjôleur. Aussi, inconsciemment, je le projetais dans le monde du théâtre.
  • Barman, fit-il.
  • Barman ? je n’en revenais pas
  • Ca vous surprend ?
  • Un peu…je vous voyais plutôt dans un métier…littéraire
  • En fait, je suis barman depuis seulement quelques mois, juste pour gagner ma vie, j’ai fait mille métiers, mais en ce moment, j’ai besoin de me poser, ça me laisse du temps pour lire.
  • Ah, je vois, fis-je un peu bêtement.

Ethan réfléchit :

  • Dis, papy, sais-tu où il était barman ?
  • Dans le 18ème, je crois, du côté de Pigalle, place de Clichy, je crois qu’il m’a précisé, mais je ne me souviens plus s’il m’a donné le nom du bar. Ah, la mémoire …
  • C’est très important. Une belle gueule, avec des cheveux visiblement coiffés d’une façon très particulière, un sosie d’un acteur connu, qui passe son temps à lire et qui travaille la nuit. Drôle de personnage, en effet.

Ethan est visiblement content de sa synthèse, bien faite, il faut le reconnaître. Lui-même suit des cours de théâtre depuis plusieurs années. Il invite toujours sa chère Nana pour la représentation donnée en fin d’année. Il est si complice avec elle. Quand il va en Bretagne la rejoindre, il est heureux de pouvoir lui confier plein de confidences. Elle est si gentille et tellement à son écoute qu’il sait qu’il peut lui confier tous ses chagrins, elle sera toujours là auprès de lui.

  • Dis, papy, comment s’est nouée l’affaire, redis-moi bien.

Le grand-père se gratte le nez, puis les cheveux.

  • A un moment, – nous arrivions près de Montparnasse, et, autour de nous, les gens commençaient à préparer leurs affaire -, je lui demande s’il sait où Baudelaire est enterré. Il ne savait pas. Je lui dis « c’est au cimetière du Montparnasse ». Comment le savez-vous ? dit-il. Parce que j’habite à côté. Moi aussi, fait-il en souriant, de ses belles dents blanches. Vous habitez dans le 14è ? Oui, comme vous. Du coup, je lui tends la main, nos nous serrons la pogne.
  • Et alors ?
  • Alors, sans trop réfléchir, je lui dis « Et si on se retrouverait sur la tombe de Baudelaire ? ».
  • D’accord, me répond-il aussitôt. Et il ajoute dans la foulée « Lundi ? ». Je réfléchis et réponds
  •  Dans trois jours ? 
  • Pourquoi pas ? fait-il
  • Non, je ne peux pas lundi, mais en 8, le lundi 15 ?
  • Le 15 à 15h ?
  • OK, le lundi 15/5 à 15H, sur la tombe de Baudelaire dans le cimetière du Montparnasse.
  • Ça marche, conclut-il.

On se serre de nouveau main.

  • Adrien, dit-il
  • Patrice, je lui réponds.
  • A bientôt.

Là-dessus, il prend ses affaires, descend du train, disparaît dans la foule.

Ethan se relève brusquement. C’était vraiment génial mais comment se fait-il que son papy et cet homme n’aient pas échangé un numéro de téléphone, c’est incroyable ! Ethan ne s’en remet pas. Ce n’est tout de même pas compliqué de se laisser un moyen de communiquer, au cas où. Bon sang, il en veut terriblement à son grand-père. Pourtant son papy a eu un métier sérieux, il sait ce que signifie se donner un rendez-vous, il est conscient des aléas de la vie, comment a-t-il pu être aussi imprévoyant ?

  • Avec la dame allemande, vous vous êtes bien transmis vos mails ! Alors pourquoi rien avec Adrien ? Pourquoi ?

Le grand-père ne sait pas quoi répondre. Pour lui, il était évident qu’ils viendraient tous les deux le lundi 15 à 15h sur la tombe de Baudelaire, c’est aussi simple que cela. Ethan enrage.

  • Calme-toi, Ethan, lui dit le grand-père, ce n’est pas non plus une catastrophe !
  • Comment ! Mais vous aviez noué une relation tellement étonnante, tellement originale. Et, en plus c’est toi qui fais capoter l’affaire !
  • C’est pas de ma faute !
  • Ah, c’est une réponse, ça !

Décidément, Ethan se prend pour le roi de la maison. Voilà comment il parle à son grand-père, en le traitant de gamin sans tête !

  • Si, c’est de ma faute, admet le grand-père, mais j’ai une excuse très valable. Le samedi 13, j’ai appris que je devais impérativement me rendre à Lille le lundi suivant et j’ai tout de suite su que je ne serai jamais de retour pour le lundi 15. Cela m’a beaucoup contrarié. C’est à ce moment que je me suis rendu compte que je ne n’avais aucun moyen de le contacter pour décaler l’horaire du rendez-vous. Ah, quelle plaie, je me suis dit, quelle calamité !
  • Tu vois bien que c’était une catastrophe !
  • Oui, c’est vrai, j’étais désolé et très embarrassé.
  • Alors tu as pris une drôle d’initiative
  • Oui
  • Tu as glissé dans une enveloppe kraft un de tes recueils de Nouvelles, Les Nouvelles Fantasmafictioniriques,  et une feuille de papier sur laquelle tu avais écrit, de mémoire « Cher Adrien, pour des raisons indépendantes de ma volonté, je ne peux pas être à notre rendez-vous. Pour me faire pardonner, je t’offre ce recueil de nouvelles de sciences-fiction et je te laisse mon numéro de téléphone. Je reviendrai dans la semaine. N’hésite pas à m’appeler de sorte que nous puissions honorer ce RDV ». Et tu as signé «  Patrice ».
  • Absolument.
  • Et je t’imagine, le lendemain, te rendant au cimetière, déposant sur la tombe de Baudelaire ton enveloppe et la scotchant du mieux possible pour que le lundi, elle soit bien visible quand Adrien arrivera.
  • Tu as tout compris. Puis je pars à Lille. Lundi se passe. J’attends un coup de fil. Rien. Le mardi ? Rien. Durant tout le week-end, il pleut averse. Il fait un froid de canard. Ce sont les saints de glace. Il neige à Paris et dans le nord de la France, incroyable ! Je rentre le mercredi soir. Toujours aucun appel. Je me demande ce qu’il s’est passé. Peut-être Adrien n’est pas venu, mais je ne veux pas le croire. Et s’il est venu et qu’il a ouvert l’enveloppe, pourquoi ne m’appelle-t-il pas ? Peut-être l’enveloppe a été trouvée par un gardien qui l’a ôtée de la tombe, c’est possible. Ou encore, la pluie et la neige l’ont délavée ou arrachée. A moins qu’un badaud n’ait découvert l’enveloppe et l’ait apportée chez les gardiens, à l’entrée du cimetière.
  • Tu devais être super-inquiet quand tu es revenu au cimetière le jeudi matin ?
  • C’est sûr. Je m’approche dans la grande allée. La tombe de Baudelaire est tout au fond, adossée contre le mur du cimetière, une immense tombe, impossible à rater. Une tombe plate, traditionnelle, portant un corps d’homme emmailloté comme une momie, et surplombée d’un immense bloc de pierre avec, sur le devant, à 3 mètres du sol, une sorte de colonne portant un chapiteau sculpté par-dessus lequel se dresse le buste d’un homme dont la tête repose sur deux bras repliés et deux poings tendus. Une sculpture sans trop de grâce, le visage est mal dégrossi, la mèche est rageuse, les poings serrés. J’avance, j’avance et soudain, j’aperçois mon enveloppe, toujours là, un peu décollée mais là. Je ressens un grand trouble. Personne ne l’a arrachée, ni le vent, ni la neige, ni un badaud, ni un gardien, ni Adrien. Il n’est donc pas venu. Une grande déception m’envahit. Il n’est pas venu et il ne m’a pas prévenu. Si j’avais été fidèle à notre promesse, je me serais donc retrouvé seul et j’aurais attendu en vain.
  • Qu’as-tu fait, papy, demande Ethan, soudain saisi de compassion.
  •  J’ai repris l’enveloppe. Le recueil était à l’intérieur, détrempé, le mot délavé. Je suis reparti. En passant devant la maisonnette des gardiens, j’ai toqué à la porte, suis entré. J’ai demandé si une personne, un homme grand, jeune, avec des cheveux roux enroulés sur la tête, avait demandé la tombe de Baudelaire lundi 15/5 à 15H. La dame, très gentille, m’a demandé :
  • La tombe ou le cénotaphe ?

Je l’ai regardée, interloqué. Elle a répété :

  • La tombe, située dans les allées ? Ou le cénotaphe, qui est le tombeau élevé à la gloire du mort mais qui ne contient pas le corps, vous savez, au bout de la grande allée, avec le corps en momie et le buste sévère ?
  • Ah, je me suis dit, misère de misère !

Ethan s’approche de son papy, entoure ses épaules de ses bras, pose sa tête contre son visage :

  • Tu ne savais pas, Papy qu’il y avait les deux au cimetière et tu as confondu le tombeau avec le cénotaphe ?
  • Oui, c’est cela, je n’avais pas réalisé. Quand j’ai dit « tombe » à Adrien, je pensais à cette sculpture qui est en réalité son cénotaphe. Peut-être Adrien est-il venu le 15/5 à 15h, il s’est renseigné sur l’emplacement de la tombe de Baudelaire. Les gardiens lui ont donné les coordonnées. Il s’y est rendu. Personne. Aucun message. Il a été déçu, terriblement. Il croyait en notre promesse, en cette parole donnée librement. Il s’est sans doute dit « Dommage » puis il est reparti pour rejoindre son bar dans le 18ème arrondissement.

Ethan et son papy se regardent tristement. Alors Ethan a une idée, il lui dit :

  • Papy, tu vas écrire cette histoire. Tu la publieras un jour dans un de tes recueils. Adrien la lira,  il prendra contact avec toi et vous pourrez vous rendre ensemble sur la tombe de Baudelaire.

Ethan et son papy se serrent très fort dans les bras l’un de l’autre.

  • Tu vois, on a bien fait de mener l’enquête, papy !

A Paris, le 12 juillet 2024

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Patrice Obert