Chrétien et Moderne – de Philippe d’Iribarne

Chrétien et Moderne – de Philippe d’Iribarne

Gallimard – 2016

Livre très intéressant, très bien écrit et construit, subtil, et qui fait réfléchir.

Le livre s’attache à définir le rapport que le chrétien doit avoir la Modernité. Un préalable, qui constitue cependant  la colonne vertébrale du livre, est l’analyse de cette modernité.

Le livre s’organise en un prologue et 7 chapitres. Le prologue est à relire en lien avec le dernier chapitre 7 « La résistance d’un mythe » qui définit le cœur du message. « La modernité a offert une double promesse d’émancipation : une émancipation de l’esprit, voué à ne se confier qu’à la seule raison pour juger du vrai et du bien, et une émancipation sociale et politique – être maître de son destin, libre de ses actes, n’obéir qu’aux lois dont on est l’auteur, directement ou à travers ses représentants » ( p 19 – c’est moi qui souligne) et, complète l’auteur p 223, cette double promesse s’est construite sur une volonté de lucidité et une volonté de maîtrise. Au point, précise-t-il, que la Modernité a construit un système  abstrait, reposant sur une vision universelle de l’individu, visant à créer un monde fondé sur la liberté et l’égalité et ayant vocation à s’établir sur tous les continents.

Pour philippe d’Iribarne, ce projet constitue un mythe, qui certes a apporté beaucoup mais qui est déconnecté de la réalité. « Comment une volonté de lucidité absolue affranchie de tous les mythes a-t-elle pu aboutir, prisonnière d’un nouveau mythe (celui de la modernité), à un refus de regarder la réalité en face ? » (p222).  Pour lui, la modernité vit une crise majeure qui tient à son incapacité à affronter la confrontation avec le réel, un réel qui refuse de rentrer dans le cadre intellectuel posé comme un absolu et qui relève, selon lui, d’une véritable « foi ». Au centre de cette foi, la liberté et l’égalité, compagnes de la raison, s’appuient sur un axiome «  les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »  (21).

Entre ce prologue et le chapitre 7, s’intercale la démonstration. Chaque chapitre s’ouvre sur un résumé très bien fait. Ce cheminement a un double objectif : d’une part préciser progressivement la définition de la modernité, dont on vient de parler, d’autre part mesurer la part que les chrétiens ont pris dans ce projet, de gré ou de force, et l’attitude qu’ils doivent désormais avoir vis-à-vis de cette modernité en crise.

L’annonce du plan est faite pages 15 à 18.

Le chapitre 1 est une critique du christianisme. Il montre que la modernité a incité et aidé les chrétiens à retrouver une lucidité qu’ils avaient un peu perdue mais qu’il y a encore du chemin à faire.

Le chapitre 2 traite de la crise de la modernité. Il est très intéressant dans la mesure où il dessine l’extraordinaire ambition des révolutionnaires de 89 de construire une société « hors sol », abstraite. Il indique aussi la difficulté quand ce projet politique rencontre le corps social, fait d’hommes et de femmes concrets, avec une culture, une langue, un terroir, une religion (p65).

Le chapitre 3 s’intéresse au message politique du Christ. Ce message ne propose pas une forme particulière de gouvernement mais Jésus désacralise l’ordre social par un regard distancié (p87). Il appelle « chacun à cheminer dans son être intérieur pour sortir de sa misère » (p90). Ainsi Ph d’Iribarne parle à juste titre du «levain dans la pâte ». Il en conclut deux choses :

  1. P 94 « la manière d’être à laquelle Jésus appelle ainsi est en grande part à l’opposé de celle que valorise la modernité dans son projet d’émancipation radicale »
  2. P102 « Il faut des siècles pour changer en profondeur le rapport à l’autre et au pouvoir que véhicule une culture dans une réélaboration des évidences qui la structurent »

Le chapitre 4 répond au chapitre1 qui parlait des apports de la modernité à l’Eglise. Ici, il traite des apports de la vision chrétienne à la genèse de la modernité. Ph d’Iribarne en voit deux : la capacité de chacun de cheminer selon sa conscience et la capacité de vivre en paix avec d’autres que l’on n’apprécie pas. (p114)

Le chapitre 5 souligne une particularité du message chrétien oublié par la modernité, à savoir le regard bienveillant sur les pauvres ( de toutes natures) , ceci s’expliquant par le fait que les révolutionnaires croient en l’homme abstrait et que le pauvre est un homme concret (p145 et s).

Le chapitre 6 critique violemment la « vision post-moderne de tolérance et du dialogue » et en particulier le dialogue interreligieux (en particulier p 173 et 174)

A la fin de chacun des chapitres, Ph d’Iribarne analyse l’interaction avec les chrétiens et les points de rencontre ou de disjonction entre modernité et vision chrétienne. On se référera notamment aux pages 76 et 77. En p 107. il constate qu’il y a une imbrication très forte entre les ingrédients chrétiens qui ont travaillé la société traditionnelle européenne et la genèse du projet révolutionnaire qui a accouché de cette vision abstraite d’un homme universel. On notera cette phrase lourde : « Pour une part, l’échec du projet politique moderne à construire une humanité nouvelle prolonge l’échec de la chrétienté à fonder une humanité délivrée du mal ».

Il propose finalement d’adopter une double attitude : reconnaître dans le projet moderne ce qui est une bénédiction pour l’humanité, tout en dénonçant les limites de ce projet ; cela doit conduire les chrétiens à valoriser « une manière d’habiter la condition humaine » et à mieux expliquer le message du Christ (p108 et 109) ; recommandations qu’il reprend en conclusion (p 236 237) ; ce rappel de la singularité du message de Jésus doit conduire, selon lui les chrétiens, (p237) :

  • à défendre un regard bienveillant sur les pauvres,
  • à refuser la vision post-moderne de l’égalité des choix de vie,
  • à dénoncer l’unité des religions et le dialogue interreligieux.

Commentaires  personnels :

J’ai lu ce livre avec d’autant plus d’intérêt que j’ai écrit en 2006 (il y a déjà 10 ans) un ouvrage sur « Modernité et Monothéismes » (Ed. Karthala). Rares sont les auteurs qui se lancent dans ce type d’analyse. Sur beaucoup de points, nous nous retrouvons d’accord.

Les points positifs :

1° L’analyse du projet de la Modernité est excellente.  Les Poissons Roses  (PRs) se sont d’ailleurs élevés dans A CONTRE COURANT contre cette modernité qui aboutit à cet individu qui se prétend autonome et maître de lui-même. Au contraire une de nos eaux profondes est la défense de la Personne reliée. Deux observations toutefois :

  • J’identifie l’origine de cette Modernité au XVIIème siècle quand l’homme  prend conscience que « la nature est écrite en langage mathématique » (Galilée). Nous vivons dans les plis de cette pensée ;
  • Les PRs vont plus loin dans le diagnostic de la crise. La situation actuelle se caractérise par 4  impasses (l’hyper individualisme, la crise écologique, la domination des technosciences et  la financiarisation de l’économie) , ce qui nous fait conclure à « la fin de la parenthèse de la modernité occidentale » (p 32 de A contre courant).

2° L’analyse des liaisons croisées entre Modernité et vision chrétienne est également intéressante, tout autant dans la genèse de la modernité que dans ses dérèglements.

3°Ph d’Iribarne souligne fort justement le caractère intolérant des modernes qui refusent toute contestation (p 208 et s) et qui  perdent toute lucidité pour analyser leur propre « foi » en la raison.

4° De même la page 137 met le doigt sur un vrai sujet : « quand on sort de ce contexte (sous entendu européen), les possibilités réelles de faire vivre des institutions démocratiques apparaissent très inégales ». Et de citer la Chine, l’Afrique, l’Inde et les échecs d’imposer la démocratie en Afghanistan et en Irak. Vaste question mais très actuelle. On peut notamment discuter sur l’Inde malgré le système des castes. Et la Russie, où la classer ?

Deux désaccords majeurs

Ils portent sur l’islam et le dialogue interreligieux

L’islam est condamné (p 128 à 136, p 216). L’analyse est présentée comme une « contre-preuve ». A lire, on se demande tout de même « est-ce si simple ? ». Quant au dialogue inter religieux, il est également dénoncé (p 173,174)  comme diluant le message chrétien dans une sorte de « spiritualité post-religieuse ». Là, il y a un problème. Car Ph d’Iribarne procède de la façon qu’il reproche à la modernité abstraite.

Dans la réalité, il y a des religions différentes. Autour d’un milliard de musulmans, ce n’est pas rien. Faut-il ne pas tenir compte de tous ces hommes et femmes réels, qui ont des convictions, qui se raccrochent à une culture, une histoire, des territoires ? Le propre du dialogue interreligieux est qu’il fait dialoguer entre elles des personnes qui  considèrent chacune qu’elles détiennent la vérité MAIS qui acceptent de parler avec d’autres personnes qui considèrent aussi qu’elles détiennent la vérité. Ce dialogue se fait « sans prosélytisme, ni syncrétisme ».

Ph d’Iribarne met, et il a raison, au-dessus de tout le message du Christ et le chrétien que je suis croit comme lui au message de vie du Ressuscité. D’ailleurs il cite  Matthieu 25 (p178). Or, dans cette parabole, le Roi ne demande pas si on a été un bon chrétien, il s’assure qu’on a été attentif à son prochain.

«Adorer Dieu et aimer son prochain », c’est bien le commandement premier édicté par Jésus en s’appuyant sur l’Ancien testament qu’il résume. Et la lettre des 138 responsables religieux musulmans adressée à Benoit XVI reprenait bien ces deux éléments majeurs pour définir ce que, croyants en Dieu, nous avions en commun.

D’où vient une réflexion : Ph d’Iribarne a pris comme thème « moderne et chrétien ». En 2006, j’avais travaillé sur « Moderne et monothéiste », ce qui m’avait amené à m’interroger sur la signification historique et prophétique de l’islam. A ce propos, on lira avec intérêt le  premier chapitre du dernier livre de Tareq Oubrou « ce que vous ne savez pas sur l’islam » (p 16 à 19) quand il s’interroge  sur le destin d’Ismaël et sur la promesse biblique de Dieu à sa descendance et qu’il regrette « ce point aveugle dans la pensée herméneutique de la Bible(…) renforcé par le passage où Isaac est qualifié de « fils unique » d’Abraham » ; alors qu’Ismaël, né de Agar, la servante de Sarah, est bien son premier fils. Il y a là un vrai chantier, ouvert par Claude Geffré mais qui reste à travailler.

Dans mon ouvrage de 2006, je m’interrogeais sur les forces qui contestaient l’ordre occidental. J’arrivai à la conclusion que la seule vraie force était l’islam, en ce sens qu’il y a de l’Occident dans l’islam, comme il y a de l’islam dans l’Occident (mais qui accepte de le voir ?). De façon générale, je pensais – et pense toujours – que c’est dans les monothéismes que nous pourrons trouver la force de contester cet Ordre occidental par ce qu’ils sont à l’extérieur ET à l’intérieur de la matrice occidentale. Il me semble que, sur ce point très actuel, Ph d’Iribarne va trop vite et ne prend pas assez en compte toute cette genèse musulmane, en refusant de s’interroger sur ce Dieu unique qui se dévoile en plusieurs révélations, tout comme Il a choisi quatre évangiles pour faire témoignage de son passage sur Terre.

La tribune (dans  Le Monde daté du 19 août 2016) de Ph d’Iribarne sur le Burkini m’avait fait réagir et y répondre une tribune diffusée dans lemonde.fr du 22 août. Nous avons là un vrai point de divergence, de taille.

La mondialisation, fille de la civilisation européenne, brasse les populations du monde et confronte les cultures. Devons-nous nous braquer les uns contre les autres ou accepter cette situation de diversité qui témoigne de la prodigalité d’un Dieu dont la vie déborde de nos schémas ? Comment faire pour que nous puissions « vivre ensemble » les uns à côté des autres dans nos différences de pensées, de culture, de civilisation ? Ph d’Iribarne interroge l’universel décidé par l’Europe et sa modernité. Il a raison. Il existe sans doute, comme l’indique François Jullien dans son beau livre « Entrer dans une pensée », d’autres pensées que la nôtre, (qui se prétend si rationnelle). Il ne me semble pas possible de se crisper dans une attitude de fermeture qui est celle de l’auteur et qu’il dénonce chez les défenseurs inconditionnels de la Modernité.

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Patrice Obert

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