René Girard : le miroir et le masque

René Girard : le miroir et le masque

Ceci n’est pas une fiche de lecture de mon fait. Mais l’oeuvre de René Girard est, en même temps, si essentielle et compliquée, que je souhaite poster cette fiche déjà ancienne écrite par Alexis Feertchak en 2015

5/11/2015 | par Alexis Feertchak | dans Philo Contemporaine | 10 commentaires

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« L’homme possède ou un Dieu ou une idole »
(Max Scheler, en exergue de Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard, 1961)

Un roi demanda à un poète de lui raconter l’exploit de ses batailles. « Je serai Enée ; tu seras mon Virgile », lui dit-il. Et d’ajouter : « Te sens-tu capable d’entreprendre cette œuvre qui nous rendra tous les deux immortels ? ». Le poète s’attela à la tâche et, une première fois, il proposa au roi un poème. Celui-ci jugea alors : « tu as donné à chaque mot son sens véritable (…) Si toute la littérature venait à se perdre, on pourrait la reconstituer sans rien perdre avec ton ode classique. Tout cela est bien et pourtant rien ne s’est produit. Dans nos artères le sang ne bat pas ». Le roi lui offrit un miroir d’argent et lui demanda de revenir l’année suivante. Le deuxième poème, récité maladroitement, ne respectait en rien les règles classiques de la poétique et pourtant, « ce n’était pas une description de la bataille, c’était la bataille ». Le roi émerveillé déclara alors : « de ton premier poème, j’ai dit qu’il était une parfaite somme de tout ce qui avait été jusque là composé. Ceci dépasse tout ce qui l’a précédé et en même temps l’annule ». Il lui fit l’offrande d’un masque en or, mais lui demanda néanmoins de revenir l’année suivante. Cette fois-ci, le poète n’apporta pas de manuscrit et récita l’ode au roi. Elle consistait en un seul mot, un mot unique qui contenait toutes les choses merveilleuses du monde. Je ne révèlerai pas la nature du troisième cadeau que le roi fit au poète, pour garder intact l’effet que procure la chute de la nouvelle Le Miroir et le masque de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges. Mais aujourd’hui, alors que René Girard est mort, cette parabole me vient à l’esprit pour parler de ce penseur atypique, à la fois critique littéraire, anthropologue et philosophe.

René Girard a toute sa vie été hanté par l’idée de révéler le mot unique qui lie les hommes entre eux tout au long de leur histoire. Ce fil conducteur caché, René Girard ne l’a pas cherché directement dans la grande histoire, il l’a cherché dans les histoires que les hommes ont racontées. Avant d’être un grand auteur, il fut un immense lecteur. Il ne se chargea pas lui même de révéler la vérité ; il ne le fit qu’à la puissance deux, par le truchement des grands textes fondateurs, qu’ils fussent religieux, mythologiques ou littéraires. Comme le poète de Borges, il se chargea d’abord de mettre en relief tous les textes de la littérature, non pour les imiter, mais pour révéler les processus d’imitation qui liaient tous ces textes entre eux. René Girard tenait dans ses mains un miroir d’argent, qu’il projetait sur les textes, pour que ceux-ci se répondent les uns les autres. Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, paru en 1961, son livre fondateur, c’est un masque d’or qu’il revêt : il n’y fait point la description de Cervantès, Flaubert, Stendhal, Proust et Dostoïevski. Pour filer la métaphore de Borges, ce n’était pas la description de tous ces romanciers, c’était tous ces romanciers, dévoilés, mis à nu. Et par eux, René Girard a pu écrire une troisième fois son ode, formée d’un seul et unique mot. Mimétisme. Ce mot ne l’a plus quitté, comme une obsession lancinante qui l’aurait éternellement poursuivi.

Chez Girard, le désir mimétique contient toutes les choses monstrueuses et merveilleuses de la terre. Il est la matrice du bien et du mal, de la paix et de la violence. Comment le résumer en une phrase sinon par la métaphore du triangle ? L’énoncé girardien s’exprime très simplement : entre moi et les choses, il y a toujours un troisième terme, l’Autre. Cet autre est un médiateur : c’est par lui que je désire ce que je désire. Cet Autre est à la fois un modèle fascinant et un obstacle encombrant. Il se peut que je l’aime et que je le haïsse en même temps. Spirale triangulaire du désir. Envie, jalousie, rivalité, orgueil, ressentiment, etc. : tous ces maux qui sont à l’origine de tant de drames individuels et de violences collectives peuvent trouver leur traduction dans la figure triangulaire du désir mimétique. Le mal naît de ce que ce triangle formé du sujet désirant, du médiateur et de l’objet désiré n’est jamais stable : c’est un triangle qui voudrait se prendre pour un cercle, un cercle qui ne se fermerait jamais sur lui-même. Un triangle dont la distance entre les côtés ne cesserait d’évoluer. Tantôt, je m’approche de mon modèle (le médiateur) et j’ai l’impression d’être son égal. Tantôt, je m’en éloigne. De ces mouvements entre moi et les autres naissent les passions humaines. Le désir proustien de Marcel écartelé entre les Verdurin et les Guermantes, ou encore fasciné puis déçu par la Berma, avant que le marquis de Norpois, en médiateur modèle, ne fasse ressurgir ce désir. L’éternel mari de Dostoïevski qui, pour désirer une autre femme que la sienne, exprime le besoin d’avoir l’aval de son rival qui l’a pourtant dépossédé de son épouse. Il n’y a guère de passion humaine que le mimétisme n’agite pas vers une certaine forme de violence.

Toute la théorie girardienne repose sur l’ambiguïté d’un désir mimétique qui engendre la violence tout en donnant aux hommes la possibilité de repousser cette même violence : l’imitation est à la fois ce qui corrompt l’homme et ce qui le sauve de lui-même. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy, largement inspiré par René Girard, utilise le verbe « contenir », dans ses deux acceptions : le désir mimétique contient la violence. Il la contient car, en un sens, ils ne font qu’un. C’est le désir mimétique, triangle sans cesse instable, qui engendre la violence. Mais « contenir » signifie aussi faire barrage à, empêcher : dans ce sens, le désir mimétique est le processus par lequel les hommes régulent leur propre violence. Pour parler de ces objets paradoxaux, les Grecs utilisaient le terme de pharmakon, qui signifie à la fois poison et remède. Là surgit l’autre grand concept pour lequel René Girard est mondialement connu, celui de « bouc émissaire ». Quand une foule est prise dans l’enfer mimétique de la violence, le bouc émissaire est l’anonyme choisi au hasard vers qui la violence converge unanimement. Le bouc émissaire est expulsé, sacrifié, mais il emporte avec lui la violence du monde. La figure du bouc émissaire repose sur un immense jeu de dupe : le sacrifice ne fonctionne que si la foule est persuadée de la culpabilité du bouc émissaire. Le bouc émissaire prend à la fois la figure de Satan et celle du Sauveur. C’est précisément à ce moment du raisonnement girardien que surgit l’espace du religieux. Le sacrifice religieux ne fait qu’un avec la violence : en un sens, il n’est rien d’autre qu’un meurtre, une violence de plus. Mais il parvient aussi à mettre à distance la violence des hommes : le sacrifice est une violence de plus, certes, mais c’est aussi la dernière car il suspend la violence de tous contre tous en la faisant converger vers la victime émissaire que tous croient coupable.

C’est cette identité monstrueuse entre « la violence et le sacré » que René Girard révéla en 1972. Le mimétisme, qui lie les hommes entre eux, est à la fois source de fascination et d’effroi. Il est proprement insoutenable comme la vérité révélée en un mot par le poète au roi dans la nouvelle de Borges, qui se finit abruptement. Il aurait pu être la troisième et dernière ode de René Girard, laissant le continuateur de l’anthropologie religieuse dans une forme de résignation tragique sur les origines et le destin de la culture humaine. Mais René Girard n’en est pas resté à cette identité paradoxale entre la violence et le sacré. C’est sur ce chemin de crête qu’il s’est converti (ou plutôt reconverti) au christianisme. Dans Des Choses cachées depuis la fondation du monde (1976), René Girard voit dans le récit biblique le cheminement des hommes vers la figure d’un Dieu non violent et le rejet progressif de cette confusion entre la violence et le religieux. Il reprend ainsi l’expression de Simone Weil : « avant d’être une théorie de Dieu, une théologie, les Evangiles sont une théorie de l’homme, une anthropologie ». Le sacrifice ultime du Christ est le véritable moment de l’Apocalypse, c’est-à-dire étymologiquement de la révélation : en mourant sur la croix  et en s’écriant « Ils m’ont haï sans raison », le Christ révèle l’innocence de tous les boucs émissaires qui l’ont précédé et remet en cause la logique victimaire selon laquelle « il vaut mieux qu’un seul meure plutôt que l’entière communauté ». Ce moment de la révélation « dépasse tout ce qui l’a précédé et en même temps l’annule » pour reprendre l’expression de Jorge Luis Borges, car comment réguler la violence des hommes maintenant que l’innocence du bouc émissaire a été révélée ? C’est la crainte qui n’a jamais cessé d’animer René Girard et qui l’a mené progressivement vers un pessimisme très profond : les hommes seront-ils à la hauteur de cette révélation ? Seront-ils assez chrétiens pour vivre sans cette similarité profonde entre la violence et le sacré, qui, malgré eux, les protégeait ?

René Girard, hanté comme le poète par un seul mot, ne tomba pas dans le travers du prophète, certain que la vérité lui a été entièrement révélée. A partir des grands événements contemporains, il entreprit assez peu de dessiner les contours précis de l’avenir. Il préféra jusqu’au bout s’attacher à faire parler les textes anciens et modernes, à réunir autour de lui toutes les pièces à conviction que l’histoire a laissées derrière elle et qui lèvent le voile sur l’ambiguïté indépassable de la mimésis, à la fois poison et remède de la culture humaine. Toutes ces pièces à conviction lui servaient à guider ses contemporains : puisse la révélation de l’origine violente de la culture permettre aux hommes d’éviter quand ils le peuvent le sacré qui mène à la crucifixion du bouc émissaire et à l’expulsion de la violence par la violence ; puisse cette révélation conduire quelques hommes à choisir contre ce sacré des origines l’alternative de la sainteté, horizon régulateur dont il voyait en Jésus-Christ le modèle à suivre et à imiter. Ce tournant chrétien de René Girard a-t-il condamné la scientificité de son argumentation ? Est-ce là la marque de son échec à devenir le « Darwin des sciences humaines » ? Si certains le pensent, d’autres voient au contraire dans cette mise en avant par René Girard de la question religieuse comme matrice de l’ordre social une nécessité, voire la levée d’un tabou. Notre société technicienne, rationnelle et scientifique, où Dieu est mort depuis longtemps, n’est-elle pas encore pleine d’une logique profondément et secrètement religieuse ?

Chez Borges, le roi demandait au poète : « Te sens-tu capable d’entreprendre cette œuvre qui nous rendra tous les deux immortels ? ». René Girard est allé au bout de cette œuvre, il en a fait une cathédrale intellectuelle, qui repose entièrement sur cette hypothèse mimétique. Mais elle n’est pas restée figée pour devenir un système clos sur lui-même. A l’image de la foi de son concepteur et à sa passion première, la théorie littéraire, le raisonnement girardien est plein de doutes et de vie. Puissant, il permet d’éclairer jusqu’aux origines de la culture, mais il est trop complexe pour croire à l’illusion d’en prédire la fin. Michel Serres, qui partagea des années son bureau avec René Girard à Stanford, s’exprimait ainsi sous la coupole de l’Académie française pour le discours de réception de son collègue et ami parmi les Immortels :

« Je veux finir par ce que sans doute peu de gens peuvent ouïr de leur vivant ; que je n’ai encore prononcé devant personne : Monsieur, ce que vous dites dans vos livres est vrai ; ce que vous dites fait vivre ».

On ne dira plus Monsieur, car René Girard est parti. Mais chacun de ces mots resteront pour longtemps. Je n’oublierai jamais le vertige que produisit chez moi la lecture de Mensonge romantique et vérité romanesque l’été de mes dix-neuf ans. Je n’oublierai jamais ce regard d’aigle qu’il posait sur les textes, cette capacité qu’il avait de les faire entrer en résonnance les uns avec les autres. Je n’oublierai jamais non plus ces choses cachées depuis la fondation du monde, cachées malgré les indices innombrables que l’histoire nous a laissés et qu’il découvrait au fur-et-à-mesure de ses lectures. La logique sacrificielle et mimétique n’est jamais loin : elle se cache partout, derrière tous les mythes contemporains et les histoires que nous nous racontons entre nous. Pour éclairer cette confusion entre culture et violence dans le brouhaha de l’histoire humaine, René Girard manquera à beaucoup.

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Patrice Obert

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